Pascal Levy - Panthéon Sorbonne
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Séminaire 13-Novembre : analyse des témoignages post-attentat au prisme du genre

La sixième et dernière séance de l’année 2025 du séminaire de recherche du Programme 13-Novembre a été animée le 11 juin dernier par Marie Chagnoux, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 8. 

Denis Peschanski a introduit le séminaire en se questionnant sur les mots utilisés par les témoins lors des entretiens dans le cadre du Programme 13-Novembre. Selon le genre ou selon la génération, utilisons-nous les mêmes mots ? En étudiant ce sujet, on s’aperçoit que les hommes et les femmes n’utilisent pas en même proportion les mêmes mots pour répondre aux mêmes questions. Marie Chagnoux propose une lecture au prisme du genre pour analyser ces témoignages. Elle s’est d’abord intéressée au programme du point de vue médiatique, en lien avec ses sujets de recherche. Lors du recueil des entretiens du cercle 4 à Metz, avec Charlotte Lacoste (maîtresse de conférences en littérature et linguistique à l’université de Lorraine), elles ont noté de grandes différences entre les témoignages des femmes et ceux des hommes. La question du genre s’est alors imposée et Marie Chagnoux a entamé son travail sur les témoignages des cercles 1 et 4 de la première phase du programme. Son article « En tant que maman » ou « en tant que citoyen » : La dénotation des communautés d’appartenance dans des témoignages post-attentats au prisme du genre a inspiré la séance du séminaire du 11 juin. 

De quelle manière les témoins se définissent dans un contexte post-attentat ? 

Marie Chagnoux a commencé par expliquer que les personnes interrogées dans les témoignages avaient l’habitude de situer d’où elles parlaient. Lorsque l’on se présente, on sélectionne des cadres et on choisit de se présenter selon différents critères : sa profession, sa nationalité, sa religion… Cet exercice de témoignage a permis à ces personnes de construire leur place dans l’événement, elles choisissent de se définir d’une certaine manière. Le témoignage apparaît comme un lieu d’exploration, dans lequel ces identités multiples vont s’imbriquer. 

« Ce que je trouve intéressant dans ce programme, c’est qu’en creux de ce qu’on étudie vraiment, la mémoire collective et la mémoire individuelle, on voit se dessiner et émerger de ces entretiens des hommes et des femmes qui se racontent. » Marie Chagnoux. 

Docteur en linguistique computationnelle, Marie Chagnoux a décidé d’explorer les constructions syntaxiques employées par les témoins pour comprendre et étudier de façon systématique cette élaboration d’identités. L’expression « en tant que » a été très utilisée dans les témoignages et a donc été choisie comme point de repère par la chercheuse. En effet, « en tant que » est une expression introductrice très forte qui permet de revendiquer son identité, son appartenance à telle ou telle communauté. Le pronom « nous » par exemple est beaucoup plus vaste et indéterminé tandis que « en tant que » est très ciblé. 

Grâce à l’outil NVIVO qui permet de réaliser de l’analyse quanti-quali, Marie Chagnoux a recensé plus de 886 occurrences de l’expression sur plus de 300 témoignages. Elle a ensuite catégorisé ces occurrences afin de commencer son analyse, et a traité seulement celles qui se rapportaient à l’auto-référencement, c’est-à-dire la manière dont les personnes se définissent elles-mêmes. Plusieurs catégories d’appartenance sont apparues : territoriales, religieuses ou générationnelles mais le genre n’était pas discriminant. En revanche, dans les catégories comme le lien social (relations amoureuses, amicales, parentales), la citoyenneté et la profession, la variable genrée est à prendre en compte. 

Il est intéressant de noter quelques chiffres sur les catégories impactée par le genre. On recense 31 occurrences de la phrase « en tant que citoyen » et ce sont toujours des hommes qui la prononcent. Pour la communauté professionnelle, la plus partagée entre les hommes et les femmes, on recense 150 occurrences : des personnels médicaux, des forces de l’ordre : beaucoup de personnes ont témoigné dans le cadre de leur métier. Une proportion supérieure d’hommes mentionne la profession lorsque c’est une fonction valorisée : les hommes ont plus tendance à préciser « en tant que responsable de… ». Enfin, concernant la parentalité on recense 14 occurrences de « en tant que parent », 13 de « en tant que mère » et aucune de « en tant que père ».

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Le caractère genré des narrations dans les témoignages post-attentat

Marie Chagnoux a lu et projeté plusieurs extraits de témoignages pseudonymisés qui semblaient pertinents pour comprendre son analyse. Parmi eux, une femme qui travaille pour les forces de l’ordre mentionne son genre et sa parentalité comme des éléments tellement importants qu’ils pourraient remettre en question sa longévité dans la profession. De la même manière, chaque occurrence de la phrase « en tant que parent » est associée à une femme. On remarque que les événements n’auront pas le même impact sur un homme ou sur une femme, au prisme de la parentalité. En général, la notion de parentalité intervient fortement dans les entretiens des femmes et elle est absente dans ceux des hommes. Les hommes parlent de leurs enfants et de leurs rapports de père en utilisant des phrases telles que « dans mon sentiment de père » mais n’ont jamais recours à la locution « en tant que » étudiée. Les femmes disent être davantage impactées « en tant que mère » alors que les hommes parlent de l’impact « en tant que citoyen ». Les femmes vont aller explorer ce qui relève de l’intime, de l’intérieur tandis que les hommes vont s’identifier à une communauté citoyenne et investissent plutôt le champ lexical du combat, de l’action… Marie Chagnoux conclut en décrivant la crise comme vectrice de stéréotypes genrés. Elle explique dans son article que « le caractère genré de la narration […] des attentats illustre comment les situations de crise confortent les représentations traditionnelles des rôles. » Au moment de la crise, on retourne à des espaces symboliques assignés : les hommes vont au combat pendant que les femmes s’occupent du foyer et lorsqu’elles s’occupent du foyer, elles sont mères. « On a le sentiment que la crise rappelle aux femmes qu’elles appartiennent à une catégorie qu’elles avaient oubliée » poursuit Marie Chagnoux. Elles accueillent le deuil, la douleur, la peur, tandis que les hommes ont un rôle d’action dans la défense du pays face à l’ennemi. 

Lire les articles de Marie Chagnoux sur le sujet

  • CHAGNOUX Marie, « “En tant que maman” ou “en tant que citoyen” : La dénotation des communautés d’appartenance dans des témoignages post-attentats au prisme du genre », Synergy, volume 20, n° spécial, septembre 2024. doi :10.24818/SYN/2024/20/SP.03
  • CHAGNOUX Marie, SEOANE Annabelle, « “Mon 13 novembre” : de la consultation des médias à la représentation personnelle d’un traumatisme collectif », Le Temps des médias. Revue d’histoire, Nouveau Monde Éditions, 2022, Ego et Narcisse, pp.156-174. hal-03741472

Le Programme 13-Novembre

Le Programme 13-Novembre est un vaste programme transdisciplinaire, transprofessionnel et longitudinal initié par l’historien Denis Peschanski et le neuropsychologue Francis Eustache au lendemain des attentats de Paris et Saint-Denis de novembre 2015. Il a comme objectif premier d’étudier la construction et l’évolution de la mémoire après les attentats et en particulier l’articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective. Il vise également à mieux comprendre le trouble de stress post-traumatique (TSPT) et à améliorer la prise en charge des civils et intervenants professionnels. L’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne est l’établissement coordinateur pour l’ensemble des 26 partenaires du Programme 13-novembre porté sur le plan scientifique par le CNRS et l'Inserm. Le programme d’une durée de 12 ans (2016-2028) bénéficie d’une aide de l‘Etat gérée par l’ANR au titre de France 2030 portant la référence ANR-10-EQPX-0021. Il s’articule autour de deux protocoles de recherche principaux, l’Étude 1000 piloté par le CNRS, l’INA, l’ECPAD et l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, en partenariat avec l’Inserm, les universités de Caen Normandie, de Lorraine et de Montpellier et l’Étude REMEMBER promoteur Inserm, associés à l’Etude épidémiologique de santé publique post-attentat dite ESPA menée par Santé Publique France et les Etudes CREDOC conduites par le centre de recherche éponyme. Plusieurs autres études complémentaires sont également mises en œuvre. 

L’Étude 1000 est consacrée au recueil, à la conservation et à l’analyse des témoignages de mille personnes touchées directement ou indirectement par les attentats. Les mille volontaires sont invités à livrer leur récit selon un même protocole d’entretien répété lors de quatre campagnes d’enregistrements audiovisuels en 2016 (934 participants pour 1431 heures de récits enregistrés) ;  2018 (839 personnes, 1332 heures) 2021 (979 participants pour 1634 heures) et 2026. La répartition des volontaires se fait sur la base de leur proximité avec les événements ou les lieux des attentats, selon quatre cercles : Cercle 1 : personnes directement exposées aux attentats ; Cercle 2 : habitants et usagers non exposés des quartiers visés ; Cercle 3 : habitants du reste de la métropole parisienne ; Cercle 4 : habitants de Caen, Metz, Montpellier.

En savoir plus sur les actions à venir du Programme 13-Novembre.

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