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Entretien

Laurent Davin, sur les traces du premier colorant organique préhistorique

Après des études doctorales à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Laurent Davin est aujourd’hui archéologue postdoctorant rattaché à l’UMR TEMPS Technologie et ethnologie des mondes préhistoriques (UMR 8068). Il s’intéresse aux communautés natoufiennes, populations identifiées comme les premiers sédentaires et les derniers chasseurs-cueilleurs du Levant (vers 13 000-9 700 ans avant notre ère).  Après avoir découvert les plus anciens instruments à vent du Proche-Orient, Laurent Davin dirige une équipe internationale d’archéologues, d’archéomètres et de chimistes qui vient de révéler les plus anciennes traces de colorants non minéraux sur des perles et des parures provenant de la grotte de Kebara (Israël). Il s'agit ni plus ni moins que de la preuve la plus ancienne au monde de l'utilisation de pigments rouges organiques par l’Homo sapiens.

Vous avez soutenu votre thèse de doctorat à Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 2019, qu’est-ce qui vous conduit de la Place du Panthéon jusqu’à la grotte de Kebara ?

Laurent Davin : C’est en fait plutôt l’inverse, ce sont mes recherches sur la culture natoufienne du Proche-Orient qui m’ont amené à la Place du Panthéon. J’ai commencé à travailler sur ce sujet dès ma licence à Aix-Marseille Université et, au moment de commencer une thèse, l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et l’UMR TEMPS étant les seuls en France à travailler sur la Préhistoire du Levant Sud, je suis venu à Paris pour poursuivre mes études. Grâce au contrat doctoral décroché face au grand jury de Paris 1 Panthéon-Sorbonne j’ai pu partir étudier des collections de parures natoufiennes pendant 3 ans au Centre de recherche français de Jérusalem et même au Peabody Museum de l’Université d’Harvard. C’est durant cette période que j’ai vu pour la première fois les parures exceptionnelles de la grotte de Kebara. Ces perles découvertes il y a près d’un siècle (en 1931) n’avaient jamais été analysées et je m’y suis intéressé durant mon premier postdoctorat (Fondation Fyssen à l’Université Hébraïque de Jérusalem).

Sur quoi porte vos travaux de recherche ?

Laurent Davin : Le but de ma recherche est d'évaluer, à travers l'étude des décorations corporelles natoufiennes (perles d'os, de dents, de coquillages, de pierre et d'argile, plumes et serres d'oiseaux, peaux et fourrures, colorants minéraux et organiques, peintures corporelles et tatouage) et des traditions techno-symboliques qui leur sont associées (instruments sonores, figurines), la diversité sociale et culturelle qui a accompagné la transformation des modes de vie du Paléolithique au Néolithique du Levant Sud, c'est-à-dire le passage d’un mode de vie mobile à sédentaire et d’une économie de prédation à la production.

Qui sont les natoufiens ?

Laurent Davin : Après avoir vécu pendant un million et demi d'années au sein de petits groupes de chasseurs-cueilleurs mobiles, les sociétés préhistoriques du Levant se sont profondément transformées en seulement trois millénaires. Durant la culture natoufienne (15 000 - 11 650 ans cal. BP), qui marque la transition du Paléolithique au Néolithique, les derniers chasseurs-cueilleurs du Levant ont commencé à adopter un mode de vie sédentaire et construire des maisons dans de grands hameaux. Il s'agit d'un développement extraordinaire, à la fois pour son processus relativement rapide et parce qu'il a nécessité des formes de vie sociale, économique et culturelle fondamentalement nouvelles dans une période de changements environnementaux importants et géographiquement variables. Ainsi, les natoufiens sont très importants dans l’histoire de l’évolution humaine car ils sont à l’origine de la transition néolithique qui a forgé les modes de vies de nos ancêtres que nous suivons encore aujourd’hui.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux perles de la grotte de Kebara et qu’avez-vous découvert ?

Laurent Davin : Je me suis intéressé aux perles de la grotte de Kebara pour le potentiel informatif qu’elles représentaient. Elles datent du Natoufien ancien (il y a 15 000 ans), les premiers instants de la sédentarité durant lesquels l’utilisation des parures s’est démultipliée, et n’avaient jamais été étudiées depuis leur découverte il y a près d’un siècle. Dans les vitrines du Rockefeller Museum de Jérusalem j’ai remarqué que certains des coquillages utilisés venaient de très loin, au-delà de 400km, ce qui laissait à penser que les habitants de Kebara étaient au centre d’un réseau d’échanges très étendu. Certaines des perles étaient couvertes de microtraces d’un colorant rouge à la teinte très vive, beaucoup plus vive que celle de l’ocre habituellement utilisée pour colorer les perles. En analysant le pigment rouge vif de Kebara nous avons compris qu’il s’agissait d’un colorant organique, fabriqué à partir de racines de plantes, ce qui en faisait le plus ancien colorant organique rouge aujourd’hui connu.

Quelles analyses et quels résultats ont permis de révéler la nature des pigments ?

Laurent Davin : Nous avons commencé par une analyse au microscope électronique à balayage au centre de nano-caractérisation de l’Université Hébraïque de Jérusalem. Là, on a vu que le colorant ne contenait pas d’oxyde de fer, l’élément majeur composant l’ocre, le pigment minéral utilisé par Homo sapiens depuis 140 000 ans pour produire du rouge. Au contraire, le colorant de Kebara contenait beaucoup de carbone et d’oxygène ce qui suggérait qu’il s’agissait d’un composé organique (issu de plantes ou d’animaux). Pour l’identifier, j’ai dressé la liste des plantes et des animaux disponibles au Proche-Orient à l’époque et qui auraient pu être utilisés pour produire du rouge. Avec Ludovic Bellot-Gurlet (laboratoire MONARIS-Sorbonne Université) et Julien Navas (CNAM) nous avons ensuite analysé le colorant archéologique et les sources possibles par Spectroscopie Raman. La comparaison des spectres obtenus nous a montré que le colorant de Kebara avait probablement été produit à partir de racines de plantes de la famille des rubiacées (Rubia spp., Asperula spp., Gallium spp.).

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Réplique expérimentale de perles en coquillages avec le colorant organique rouge Natoufien à base de racines de Rubiacées. Crédits : Laurent Davin

 

Qu’est-ce que cette découverte nous apprend sur les comportements des sociétés natoufiennes ?

Laurent Davin : Cette découverte suggère le développement de nouvelles connaissances techniques et botaniques par les natoufiens de Kebara. Cela ajoute un aspect comportemental jusqu'alors inconnu des sociétés natoufiennes, à savoir une tradition bien établie de transformation non alimentaire des plantes au début du mode de vie sédentaire. Les habitants de la Grotte de Kebara ont peut-être mis au point ce colorant pour faire paraître leurs ornements plus rouges que les autres Natoufiens qui n'utilisaient, eux, que des colorants minéraux tels que l'ocre. En effet, cette première révolution de la couleur rouge pourrait refléter l'augmentation de l'expression des identités personnelles et collectives générée par l'avancée de la sédentarité et de la territorialité. Cette découverte apporte également de nouvelles données essentielles sur l'ancienneté et le développement de la variété des colorants préhistoriques, notamment à l'aube de la domestication des plantes et des animaux au Proche-Orient qui influencera, plus tard, l'Europe.

Savez-vous comment ce colorant était-il fabriqué ?

Laurent Davin : On ne sait pas exactement comment les natoufiens ont fait pour fabriquer ce colorant car les outils de broyage en pierre de Kebara n’ont pas encore été analysés. Par analogie avec l’antiquité et les périodes historiques on sait que ce colorant organique n’était pas facile à obtenir. Il fallait dans un premier temps creuser, s’emparer des racines, les sécher et les réduire en poudre qui, par la suite, était bouillie. Puis elle devait macérer pendant plusieurs jours en fonction de la teinte souhaitée. Un processus long et complexe comparé à la transformation de l’ocre qui ne demande qu’à racler ou broyer la pierre pour en tirer sa couleur. En plus du temps nécessaire à sa confection, le pigment d’origine organique demande une connaissance pointue de l’environnement et surtout le développement de technologies propres à son extraction. Cela veut aussi dire que les natoufiens ont sans doute dû passer par beaucoup d’expérimentations pour parvenir à ce résultat.

Mais pourquoi mettre au point un colorant organique compliqué à obtenir, alors qu’ils utilisaient déjà l’ocre pour obtenir du rouge ? quelles sont vos hypothèses ?

Laurent Davin : C’est la question fondamentale. Pour y répondre, il faut remettre dans le contexte préhistorique l’utilisation des pigments et plus particulièrement celle de l’ocre. À cette époque, l’ocre avait deux utilisations possibles : soit dans des tâches domestiques comme le dégraissage des peaux pour faire du cuir, soit dans un but symbolique pour colorer l’habitat, le corps ou des objets. La réponse pourrait se trouver dans l’intensité du rouge organique comparé à l’ocre minéral. C’était peut-être une manière pour les Natoufiens de montrer que leurs parures étaient plus rouges que d’autres groupes humains vivant dans la région. Outre le rouge intense qu’ils arboraient sur leurs parures, ces derniers dénotaient également d’un certain raffinement mais aussi de subtils détails destinés à ceux qui en saisissaient la portée. Ainsi, les coquillages utilisés dans des parures n’avaient pas toujours la même teinte, ni la même forme, certains étaient découpés, d’autres se trouvaient dans des positions différentes du reste de la parure par exemple.

Quelles sont les perspectives scientifiques liées à votre découverte ?

Laurent Davin : Les recherches futures sur ces colorants pourraient concerner l'analyse génomique des Rubiacées Natoufiennes pour éclairer l'histoire de la domestication de la garance (dont l'origine n'a pas encore été établie) ou l'utilisation des parties aériennes de la garance à des fins médicinales (tiges et feuilles pour leurs propriétés aphrodisiaques, antibactériennes et antioxydantes). Notre découverte pourrait conduire à d'autres découvertes du même type grâce au réexamen des collections de parures mises au jour sur d'autres sites du Proche-Orient. Elle donnera ainsi un nouvel élan à la recherche sur les colorants préhistoriques et la transformation non alimentaire des plantes.

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Laurent Davin, Ludovic Bellot-Gurlet et Julien Navas au laboratoire MONARIS-Sorbonne Université. Crédits : Laurent Davin

 

Pour en savoir plus :

Davin, L., Bellot-Gurlet, L. et Navas, J., "Plant-based red colouration of shell beads 15,000 years ago in Kebara Cave, Mount Carmel (Israel)", PLOS ONE, 2023. DOI 10.1371/journal.pone.0292264