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Des villes millénaires sous la canopée amazonienne

Une étude internationale dirigée par Stéphen Rostain de l’UMR Archéologie des Amériques (cotutelle Paris 1 Panthéon-Sorbonne, CNRS) publiée dans la revue Science, met au jour une cité de 300 km2 créée il y a plus de 2000 ans au cœur la vallée de l'Upano en Équateur. Une découverte exceptionnelle qui constitue le plus grand réseau urbain d’éléments érigés et creusés connu en Amazonie.

Stéphen Rostain est le premier scientifique français à s'être spécialisé en archéologie amazonienne. Il dirige depuis 1986 plusieurs programmes de recherche archéologique et interdisciplinaire en Guyane, au Surinam et en Équateur où il étudie la vallée de l’Upano qui s'étend le long des contreforts des Andes, dans le sud du pays. Il fouille ce territoire depuis 1996, notamment le site de Sangay, l’un des plus remarquables d’Amazonie découvert à la fin des années 1970. Le programme interdisciplinaire Upano lancé au milieu des années 1990, complété par le programme Eden en 2016, réuni des archéologues, géoscientifiques et archéobotanistes pour étudier l'ensemble de la vallée, qui présente une concentration de sites composés de monticules artificiels de terre situés sur les terrasses bordant la rivière Upano.

Le travail archéologique de terrain effectué pendant près de 25 ans a permis de révéler de nombreuses découvertes et de reconstituer l’histoire de la vallée durant laquelle se sont succédées plusieurs communautés humaines précolombiennes. Les travaux ont permis d'obtenir des résultats concernant l'habitat et le paysage, l'activité volcanique ancienne et la morphogenèse de la vallée. Des fouilles à grande échelle ont révélé des vestiges d’habitations, des sols domestiques avec des trous de poteau, des fosses, des foyers, de grandes jarres, des pierres à moudre et des graines brûlées. Elles ont permis de définir des ensembles céramiques bien distincts et de dater l'occupation du site d'environ 500 avant notre ère à entre 300 et 600 après notre ère.

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Mais, pendant toutes ces années, les conditions de recherche ont été très difficiles pour les scientifiques, tant au niveau des fouilles du sol, à cause de la forte densité de la végétation, qu’au niveau des explorations aériennes, totalement inefficaces du fait de l’épaisseur de la canopée. De nombreuses observations effectuées par Stéphen Rostain sur le terrain étaient difficilement interprétables et pour certaines d’entre-elles incompréhensibles. L’archéologue a réussi néanmoins à photographier et recenser des centaines de tertres (plateformes artificielles), routes et chemins creusés sur plusieurs sites de la vallée.

La cité révélée

En 2015, l'Institut national équatorien pour le patrimoine culturel a commandé une étude Lidar (laser imaging detection and ranging) d'une zone de 600 km2 s'étendant de l'Upano supérieur à la rivière Palora afin de mettre en évidence les caractéristiques anthropiques du territoire. Embarqué sur un avion, le Lidar est un système de télémétrie par ondes lumineuses qui produit des images en trois dimensions des lieux qu’il survole. En traversant la canopée, les faisceaux lumineux déterminent la distance entre le sol et l’avion et permettent de reconstituer le relief avec une précision absolue.

L'équipe du programme Eden a exploité les données sur une zone constituant la partie sud du paysage analysé. Les images générées ont permis de prendre de la hauteur et surtout de prendre conscience de l’ampleur du site, car c’est un immense système urbain qui s’est révélé sous les yeux des chercheurs. Ce sont des milliers de plateformes monumentales, des places carrées et des rues distribuées selon un modèle spécifique, des routes creusées larges et droites qui courent sur de grandes distances d’une implantation à l’autre, et de vastes drainages et terrasses agricoles. Plus qu’une simple série de sites successifs, c’est l’ensemble de la vallée elle-même qui a été modifié par des terrassements d’importance il y a 2 500 ans. Le Lidar a permis d’établir la topographie du site d’Upano et de détecter plus de 6 000 plates-formes sur une zone de 300 km2 qui compte au total quinze sites, dont cinq présentent une forte densité de vestiges.

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La caractéristique la plus remarquable du paysage est sans aucun doute le système routier complexe qui s'étend sur des dizaines de kilomètres, reliant les différents centres urbains, créant ainsi un réseau à l'échelle régionale. Essentiellement rectilignes, les routes et sentiers mesurent entre 2 et 3 mètres de profondeur et entre 4 et 15 mètres de largeur, créant une surface praticable de 2 à 5 mètres de large. Les chercheurs ont estimé que les deux routes les plus longues s'étendent respectivement sur plus de 14 et 25 km. Il est probable que ces deux routes se poursuivent au-delà des limites de la zone d'étude.
Les images ont également mis en évidence des aires agricoles, des terrasses et des champs drainés qui s'étendent sur des centaines d'hectares en systèmes de parcelles. Les champs sont délimités par des fossés et reliés à des canaux d’évacuation des eaux pluviales qui s'intègrent ensuite dans le réseau hydrographique de la région.

Les résultats du travail sur le terrain et de l'analyse Lidar démontrent que la vallée de l’Upano était densément peuplée au début de notre ère. Par sa taille, sa configuration géographique et sa monumentalité, cet urbanisme est comparable à des centres urbains mayas similaires récemment mis en évidence au Mexique et au Guatemala. Le lien étroit entre les zones résidentielles et agricoles rappelle aux archéologues les "cités-jardins" et l'"urbanisme vert" décrits ou théorisés par d'autres chercheurs. Loin de l'utopie que ces termes impliquent, l'urbanisme de jardin de la vallée de l’Upano constitue un paysage concret et apporte une preuve supplémentaire que l'Amazonie n'est pas uniquement la forêt vierge que l'on a pu décrire autrefois.

Trois questions à Stéphen Rostain, auteur principal de l’étude

Stéphen Rostain est directeur de recherche au CNRS, membre de ArchAm Archéologie des Amériques (UMR 8096). Il enseigne à Paris 1 Panthéon-Sorbonne dans le cadre du master européen de méthodologie américaniste. Il est auteur de plus de 450 publications parmi lesquelles une quarantaine de livres, tant scientifiques que grand public. Il a reçu le grand prix du livre d'archéologie 2020 pour son ouvrage Amazonie, l'archéologie au féminin (Ed. Belin 2020).

L’Amazonie a longtemps été déconsidérée pour son archéologie, à la différence du Guatemala ou du Mexique par exemple. Quelles en sont les raisons ? Et pourquoi vous intéressez-vous à cette région depuis si longtemps ?

Stéphen Rostain : Dès les premiers temps du contact avec l’Amazonie, les Européens se sont forgés une opinion dépréciative des civilisations de la forêt, réduites au rang de sauvages, qui a perduré jusqu’à aujourd’hui. Les autochtones ont ainsi été considérés comme des tribus semi-nomades à cause de l’absence de monument de pierre, matière première rare en Amazonie. Cela explique en partie pourquoi les archéologues se sont souvent précipités sur les sites monumentaux du Guatemala ou du Pérou, aux dépens de ceux des peuples de la forêt tropicale. Il était temps de prendre en main une véritable approche scientifique pour rendre compte de la réalité d’un peuplement de plus de 13 000 ans et d’une diversité culturelle ancienne sous-évaluée.

Le Lidar a révélé un spectaculaire réseau routier composé notamment de très longs chemins parfaitement rectilignes. Quelles sont vos hypothèses quant à leur utilité et usage ?

Stéphen Rostain : Lors de mes travaux de terrain il y a plus de vingt ans, j’avais pu observer dans l’Upano des rues et des chemins creusés parfois impressionnants, certains atteignant 13 mètres de largeur et 3-5 mètres de profondeur. Certains étaient en plus parfaitement rectilignes et traversaient de part en part l’implantation urbaine archéologique. D’autres sortaient du site pour sembler se diriger vers d’autres agglomération. Mais, c’est vraiment l’étude de l’imagerie Lidar avec le spécialiste Antoine Dorison qui a dévoilé l’importance du réseau viaire et la connection avec tous les sites en présence. Cela prouve leur contemporanéité. Par ailleurs, l’existence de ces voies droites sur plusieurs kilomètres, ou dizaine de kilomètres, suggère d’autres fonctions que seulement de communication. Elles ont pu symboliser les relations inter-ethniques en les inscrivant définitivement dans le sol.

Votre découverte ouvre de nouvelles perspectives sur l’étude des populations préhispaniques d’Amazonie, lesquelles sont-elles ?

Stéphen Rostain : Il est clair que la découverte d’un urbanisme élaboré intégrant des systèmes agricoles oblige à reconsidérer notre conception du passé humain de l’Amazonie. La forêt de pluie a ainsi connu des manifestations socio-politiques variées, dont plusieurs ont pu coexister au sein d’une même région. En effet, les grandes agglomérations agricoles ont dû nécessiter procurer des produits et denrées auprès d’autres groupes. On sait déjà que les habitants de l’Upano commerçaient intensément avec les peuples des Andes, notamment en les pourvoyant avec des céramiques très caractéristiques fabriquées dans la vallée en échange d’obsidienne, de sel, de coca ou tout autre produit de la montagne. Les archéologues, qu’ils soient spécialisés sur l’Amazonie ou sur les Andes, vont dorénavant devoir confronter leurs résultats pour aboutir à une image plus réaliste du passé lointain sud-américain.

Dirigée par Stéphen Rostain, l’étude est corédigée par une équipe de neuf scientifiques internationaux dont Antoine Dorison, docteur de Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 2019, membre de l’UMR Archéologie des Amériques et lauréat d’un postdoctorat LabEx DynamiTe en 2021.

Two thousand years of garden urbanism in the Upper Amazon
Stéphen Rostain, Antoine Dorison, Geoffroy de Saulieu, Heiko Prümers, Jean-Luc Le Pennec, Fernando Mejía Mejía, Ana Maritza Freire, Jaime R. Pagán-Jiménez, and Philippe Descola

Science 383 (6679). DOI: 10.1126/science.adi6317

> https://www.science.org/doi/10.1126/science.adi6317

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Légendes et crédits photos :
Photo en une : Kunguints site, Upano Valley, Ecuador. Dug streets crosse the urban area where they are bordered by complexes of rectangular platforms arranged around low squares (image Lidar A. Dorison and S. Rostain)
(1) : Large-scale archaeological excavation on one earth platform of the Kilamope site, Upano Valley, Ecuador (image S. Rostain)
(2) : Upano River bordered by high cliffs 70-100 meters high, Ecuador (image S. Rostain)
(3) : Kunguints site, Upano Valley, Ecuador. Complexes of rectangular platforms are arranged around low squares and distributed along wide dug streets (image Lidar A. Dorison and S. Rostain)
(4) : Stéphen Rostain behind a pottery jar for sweet maize beer (chicha) during the large-scale archaeological excavation on a earth platform of the Sangay site, Upano Valley, Ecuador (image S. Rostain)