Sur les traces des villes protohistoriques d’Europe continentale
Des agglomérations ouvertes aux oppida, les premières villes apparues en Europe continentale sont au centre de nombreuses recherches. L’apport de l’archéologie au cours des cinquante dernières années permet d’apporter de nombreuses réponses sur l’origine et le fonctionnement de ces villes pré-romaines. Entretien avec Sophie Krausz, professeur de Protohistoire européenne à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste des Celtes de l’âge du Fer, responsable de fouilles archéologiques sur l’oppidum de Bibracte qui fête cette année ses 40 ans de recherche.
Nous savons aujourd’hui que le millénaire précédant la romanisation de la Gaule a connu plusieurs expériences urbaines. La communauté scientifique des archéologues et protohistoriens explore ce sujet au travers de grandes fouilles, à la recherche d’objets et de traces laissées par ces villes. Bibracte est l’une d’entre-elles. Son site archéologique est aujourd’hui l’un des plus importants chantiers de fouilles programmées en France. Depuis 1984, il est le point de rencontre de nombreux chercheurs et chercheuses de toute l’Europe, qui tentent de mieux comprendre les processus d’urbanisation de l’âge du fer.
Situé au cœur du parc naturel du Morvan au sommet du mont Beuvray (Nièvre), l’oppidum de Bibracte a abrité la capitale du peuple celte des Éduens et fut l’une des plus importantes villes d’Europe continentale à l’âge du Fer. Celle que Jules César a décrite dans sa Guerre des Gaules comme « de beaucoup la plus grande et la plus riche ville des Éduens » a compté entre 5 et 10 000 habitants entre la fin du IIe et le début du Ier s. av. J.-C., période charnière de la conquête de la Gaule par les Romains. Centre artisanal, commercial et politique de premier ordre, cette ville a été l’alliée des Romains avant de rejoindre la grande révolte menée par Vercingétorix, qui reçut, à Bibracte même, le commandement de la coalition gauloise au cours de l’été 52 av. J.-C.
Entretien avec Sophie Krausz
Sophie Krausz est membre de l’UMR Trajectoires. De la sédentarisation à l'état (Paris 1 Panthéon-Sorbonne, CNRS). Ses recherches portent sur les oppida celtiques et sur les systèmes politiques de l'âge du bronze et de l'âge du Fer, notamment sur la naissance de l’État.
Cet entretien a été réalisé en marge de la table ronde « Les expériences urbaines en Gaule pré-romaine » qui s’est tenue à Blois, le 12 octobre 2024 lors du festival Les Rendez-vous de l’histoire. Sophie Krausz y est intervenue aux côtés d’Anne-Marie Adam, professeure émérite de l’Université de Strasbourg et Réjane Roure, professeure à l’Université Paul-Valéry, Montpellier 3. Vincent Charpentier, producteur du magazine Carbone 14 de France Culture a modéré ce débat.
À quelle période apparaissent les premières agglomérations urbaines en Europe de l’Ouest et centrale ?
Sophie Krausz : Ce sujet constitue un débat au sein de la communauté archéologique car il n'est pas simple de définir ce qu'est une véritable agglomération urbaine, une ville. Les premières sociétés européennes qui créent des agglomérations sont les complexes hallstattiens du Premier âge du Fer. Cette culture se développe aux VIe et Ve s. avant J.-C. dans la zone nord-alpine et génère des systèmes politiques princiers très centralisés. Les princes hallstattiens ne vivent pas dans des villages mais dans des agglomérations qui ressemblent à des villes. Mais nous ne sommes pas certains que ce soit des villes au sens où on l'entend aujourd'hui, peut-être s’agit-il d'un modèle intermédiaire. Les archéologues ont du mal à le caractériser, mais nous avançons avec le renouvellement des fouilles de Vix (Côte d'Or), de Bourges (Cher), de la Heuneburg (Bade-Wurtemberg, Allemagne) qui sont les sites emblématiques de cette culture. Quoiqu’il en soit, les complexes princiers s’effondrent vers 450 avant J.-C., les résidences princières disparaissent ou se transforment pour certaines d’entre elles. En Europe continentale, le phénomène urbain ne reprendra qu’à partir du IIIe s. avant J.-C. Cela signifie qu’après la tentative hallstattienne suivie de son effondrement, il faut attendre deux siècles pour voir apparaitre des villes en Europe continentale. Pourquoi les sociétés ont-elles arrêté de construire des villes durant cette période ? C’est une énigme, mais il y a probablement des raisons politiques et fonctionnelles que nous découvrirons en fouillant les sites de cette phase intermédiaire (entre les Ve et IIIe s. avant J.-C.).
Quelles sont les caractéristiques des agglomérations celtiques qui apparaissent au 3e s. av. J.-C ?
Sophie Krausz : Ces grandes agglomérations sont caractérisées par des occupations de plusieurs dizaines d’hectares qui ne possèdent pas de fortifications, c’est pourquoi nous les appelons des agglomérations ouvertes. Le modèle des agglomérations ouvertes va se développer rapidement, en moins d’un siècle, pour couvrir une grande partie de l’Europe continentale entre les IIIe et IIe s. av. J.-C. Nous connaissons aujourd’hui un groupe d’agglomérations situé en Europe centrale, comme Němčice en République Tchèque et Roseldorf en Autriche, et un autre dans le Sud-Ouest de la France, principalement en Dordogne, avec les sites de La Peyrouse ou Lacoste par exemple. Ces villes sont caractérisées par des activités économiques diversifiées et très intenses, et pour la première fois en Europe continentale, par l’utilisation de la monnaie. En effet, on voit dans ces agglomérations apparaitre des monnaies du monde méditerranéen, des monnaies grecques ou macédoniennes principalement. Puis, progressivement, les Celtes vont frapper leur propre monnaie, tout d’abord en imitant les monnaie grecques, puis en fabricant leurs propres modèles. Ces agglomérations du monde celtique occidental sont donc entrées dans une économie monétaire, ce qui n’était pas le cas auparavant. Un autre type de société s’est construit et certainement un autre type de système politique, centralisé et complexe. Il s’accompagne d’une militarisation de la société, cette période est également caractérisée par l’apparition des sanctuaires à armes.
Un des sites emblématiques de cette série d’agglomérations, et qui est aussi l’un des plus anciens, est le site Manching. Situé en Bavière, sur les bords du Danube, Manching est caractérisé par une très grande longévité, qui permet d’observer toutes les étapes de l’urbanisation entre le IIIe et Ie s. av. J.-C. Manching a la particularité d’être à son origine une agglomération ouverte qui va se transformer en oppidum en se renforçant par un rempart. C’est un site de 200 ha dans lequel on trouve des ateliers artisanaux et un grand marché commercial, ainsi que des quartiers d’habitation avec des maisons de différentes tailles, ce qui montre une hiérarchisation de l’habitat.
Peut-on utiliser le terme de ville pour définir ces agglomérations ?
Sophie Krausz : Oui bien sûr, ce sont des villes avec des activités urbaines, c'est-à-dire non rurales : leurs fonctions sont principalement liées à la production de biens échangeables, de la céramique, des bijoux, des armes. Les agglomérations celtiques sont des lieux de marché qui produisent de grandes quantités d'objets et dans lesquels on en vend beaucoup aussi, des objets qui viennent du monde celtique mais aussi des régions méditerranéennes (du vin, de l'huile par exemple). Pour moi, la ville se définit d'abord par ses fonctions, ce que l'on y produit et à quoi elle sert. Elle concentre une population qui travaille et qui produit pour une économie de marché (import/export). Il ne faut pas confondre cette définition fonctionnelle avec l'apparence et l'équipement des villes : l'architecture monumentale par exemple n'est pas l'apanage des villes, on peut la trouver dans des domaines ruraux. La présence de bâtiments publics, de places et de rues qui délimitent des quartiers sont la conséquence de l'organisation fonctionnelle de la ville. L'architecture et le décor des villes ne précède pas la fonction mais en est la conséquence.
À quel moment apparaissent les oppida, décrits par Jules César dans la Guerre des Gaules ?
Sophie Krausz : Les oppida apparaissent entre la fin du IIe et le début du Ier s. av. J.-C. Durant cette période, on observe à la fois un besoin de fortification et un déplacement des agglomérations des plaines vers les hauteurs. Certaines agglomérations ouvertes se fortifient sur place, comme on l’a vu pour Manching. D’autres sont abandonnées pour être déplacées sur la colline la plus proche, comme le site de Levroux dans l'Indre. Un oppidum a les mêmes fonctions économiques qu’une agglomération ouverte, mais il représente peut-être un échelon désormais plus affirmé d'un pouvoir politique, avec une position centralisée à l’intérieur de son territoire. Un oppidum est une ville fortifiée avec des fonctions politiques, sociales et économiques, il se situe au centre de réseaux économiques distributeurs et reçoit des produits qu’il redistribue dans son territoire.
Quels sont les particularités de l’oppidum de Bibracte ?
Sophie Krausz : Le programme de recherche qui se développe à Bibracte depuis 40 ans a permis de fouiller une grande partie du site et d’assez bien connaître aujourd’hui l’organisation de cet oppidum. Le caractère qui définit le mieux les oppida et dont Bibracte est un parfait exemple, est sans doute la présence d’un imposant système défensif. Bibracte est ceinturé d’une fortification monumentale formée par un double rempart de 5 et 7 km de longueur. Ces remparts sont du type « à poutrage interne », le plus connu est le murus gallicus qui a étonné César. Il l’a décrit comme un rempart très bien fait et pas désagréable à regarder, il le trouvait donc plutôt esthétique. Lorsqu’on fouille ces remparts aujourd’hui, on voit que la description de César est, à quelques nuances près, tout à fait conforme. Bibracte, comme d’autres oppida, possédait des grands bâtiments publics qui pouvaient avoir des fonctions commerciales ou cultuelles. Ils étaient en bois, conçus dans la tradition des constructions d’Europe continentale, mais avaient sans doute les mêmes fonctions que les grands temples et bâtiments publics grecs ou romains. César évoque ces espaces publics dans le livre VII de la Guerre des Gaules, lorsqu’il fait le siège de Bourges au printemps 52 av. J.-C. « Bourges est la plus belle ville de toute la Gaule, avec ses places, ses rues et son forum ».
Vous dirigez le programme de recherche et les fouilles du secteur des « Grandes Portes », en quoi consiste-t-il ?
Sophie Krausz : En 2021, un partenariat scientifique entre Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca (Roumanie) et Bibracte EPCC a permis de constituer une équipe de chercheurs capables de cibler plusieurs aspects du système défensif de Bibracte. Le secteur des « Grandes Portes », entrée principale de l’oppidum, n’avait jamais été fouillé. Une grande tranchée a d’abord été réalisée à travers le murus gallicus interne pour explorer l'architecture de l'ouvrage, à une centaine de mètres de la porte, là où les deux enceintes de Bibracte se superposent. Puis en 2022, une nouvelle zone de fouille a été ouverte parallèlement, révélant les traces de la voie venant du pied du mont Beuvray et se dirigeant vers les quartiers centraux de Bibracte. Cette fouille permet d’aborder différents aspects de l’architecture des remparts ainsi que la chronologie de l'aménagement de cet accès et du fonctionnement des voiries. Toujours en 2022, une petite zone funéraire de la fin de la période gauloise a été découverte sur les ruines de la porte la plus ancienne. Elle est en cours de fouille. Cinq années de fouille ont permis à notre équipe d’atteindre largement les objectifs fixés, d’observer et de décrire les éléments constitutifs du système défensif de Bibracte à un niveau de détail inédit à l’échelle continentale.
Un centre pour faire progresser la connaissance de Bibracte et la recherche archéologique de l’âge du Fer
Le centre archéologique européen de Bibracte, dont Paris 1 Panthéon-Sorbonne est partenaire, se défini comme une pépinière d’archéologues. C’est un centre unique en France où chercheurs et étudiants viennent chaque année fouiller, étudier et collaborer pour comprendre le développement de la ville celtique et son organisation. En quarante ans, 8 000 chercheurs et étudiants sont venus se former et travailler à Bibracte.
Le centre est doté d’équipements, de matériel de chantier, de laboratoires, d’espaces de conservation et d’un important centre de documentation en Protohistoire européenne. Riche de 20 000 volumes et d'une dizaine de fonds d'archives, cette bibliothèque est une des plus complètes de France pour cette période. Le programme de recherche de Bibracte est sans aucun doute le plus important et le plus durable de ceux consacrés à un site archéologique de la Protohistoire européenne.