La philosophie dans la société des nations
Rencontre avec Laurent Jaffro, récemment élu membre de l’Institut international de philosophie et président de l’Association des sociétés de philosophie de langue française.
Laurent Jaffro est professeur des universités en philosophie morale à Paris 1 Panthéon-Sorbonne où il siège en tant que membre élu de la commission de la recherche et occupe les fonctions de référent intégrité scientifique. Membre honoraire de l’Institut universitaire de France, directeur éditorial de la Revue de métaphysique et de morale, il coordonne depuis 2021 le programme ANR REACT – les pratiques réactives : affronter l’injustice et le ressentiment.
En cette rentrée universitaire 2023, Laurent Jaffro a pris des responsabilités dans deux institutions internationales de sa discipline. Il a été élu président de l’Association des sociétés de philosophie de langue française (ASPLF) lors de son 39e congrès à Neuchâtel ; et coopté comme membre titulaire de l’Institut international de philosophie (IIP) le 5 septembre dernier à Dublin.
Vous rejoignez l’Institut international de philosophie, une académie qui comprend une centaine de philosophes et rassemble une quarantaine de nationalités. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Laurent Jaffro : C’est une marque de soutien et de reconnaissance, d’abord de la part des membres français de l’IIP qui ont présenté ma candidature, et de l’assemblée de cette académie qui l’a approuvée. Notre université a été plusieurs fois distinguée par l’IIP à travers des nominations, comme celles d’Anne Fagot-Largeault, de Bernard Bourgeois, de Jean Gayon. Cela représente aussi un engagement à soumettre mes travaux aux avis de collègues qui, même s’ils partagent des méthodes, appartiennent à des cultures diverses.
Quelles sont les missions de l’Institut international de philosophie ?
Laurent Jaffro : Selon ses concepteurs de l’entre-deux-guerres, les problèmes pratiques auxquels devait remédier l’Institut international de philosophie étaient surtout la difficulté de la communication internationale et l’absence de suivi bibliographique. Bien évidemment, la révolution technologique de la fin du 20e siècle, avec le courriel, la toile, les groupes de discussion, la moisson bibliographique automatisée, mais aussi le développement d’une activité de recherche à peu près dans toutes les universités ont rendu ces besoins beaucoup moins sensibles. Nécessairement, les missions de l’IIP ont évolué. Il a cessé, de fait, de s’occuper de la bibliographie de la philosophie, pour concentrer ses activités sur ses « entretiens » annuels et les publications qui leur sont liées, et contribuer aux coopérations interculturelles au côté d’autres organisations internationales.
Comment cette institution est-elle née ? Quels y seront vos attributions et rôles ?
Laurent Jaffro : Le projet de l’Institut a été d’abord celui d’un professeur de Göteborg, Åke Petzäll, qui s’était associé avec des philosophes de la Sorbonne comme Émile Bréhier pour le créer en 1937. Petzäll a impliqué l’université de Lund dans cette entreprise. Le besoin d’institutions qui favorisent la collaboration des philosophes de diverses langues et cultures s’était fait sentir lors des premiers congrès internationaux de philosophie. Ces congrès apparaissent à partir de 1900 et surtout après la Première Guerre mondiale. De fait, l’IIP est une des toutes premières institutions culturelles ou universitaires qui soient internationales. Raymond Klibansky a reconstitué en détail les premières décennies de l’IIP dans un livre (Idées sans frontières : histoire et structures de l’Institut international de philosophie, avec la collab. d’Ethel Groffier, Paris, Les Belles Lettres, 2005). Quant à mon travail dans ce cadre, il consiste à participer régulièrement à ces Entretiens qui font le point sur la recherche. Et, comme c’est une structure de droit français, je peux être sollicité pour aider à son fonctionnement.
Pouvez-vous nous présenter l’ASPLF que vous allez présider durant les prochaines années ?
Laurent Jaffro : L’Association des sociétés de philosophie de langue française n’est pas une académie réunissant des individus, mais une association d’associations. Son origine, dans la francophonie, est semblable à celle de la Fédération internationale des sociétés de philosophie (FISP), une institution dont l’anglais et le français sont les langues officielles, et dans laquelle notre collègue Emmanuel Picavet est activement impliqué. Bien évidemment, la francophonie fait l’identité de l’ASPLF. Comme la FISP, l’ASPLF a pour mode d’activité principal l’organisation périodique de congrès. L’ASPLF accueille des sociétés nationales, mais aussi régionales ou thématiques. La tradition de l’ASPLF est celle de liens durables et informels entre ses membres, assez réciproques pour mériter le nom d’amitié. Cet esprit est bien restitué dans l’histoire de l’ASPLF donnée par Jean-Marc Gabaude (Un demi-siècle de philosophie en langue française, 1937-1990, Montréal, Montmorency, 1990). L’association a sa marraine dans la Société des études philosophiques du Sud-Est qu’avait fondée Gaston Berger. C’est grâce à l’action de Berger et d’autres, dont Léon Brunschvicg, que fut officialisé en 1937 – comme pour l’IIP, à l’occasion du congrès Descartes – le Comité permanent de liaison des sociétés françaises de philosophie, première forme de l’ASPLF.
Où en est aujourd’hui la pratique de la langue française en philosophie, à l’échelle internationale ?
Laurent Jaffro : Aujourd’hui, la philosophie universitaire, dans le monde francophone comme ailleurs, est très internationalisée. Donc les philosophes francophones doivent se tenir au courant de la recherche anglophone, mais aussi, selon leur spécialité, des publications dans d’autres langues. Ces philosophes publient aussi en anglais bien plus que ne le faisaient les générations précédentes. Mais cela ne suffit pas à faire connaître la recherche francophone. Les représentations qu’ont les non-francophones de la philosophie de langue française ont été largement fixées dans la seconde moitié du 20e siècle – essentiellement la « French Theory » – et peinent à évoluer. Il y a assez de revues et de maisons d’édition francophones pour constituer un milieu ouvert de discussion et de lecture réciproque. Mais on manque d’un soutien public à la traduction. Et la recherche francophone a du mal à surmonter l’indifférence du monde anglophone. Mais je suis surtout préoccupé par l’abîme qui sépare la philosophie universitaire de ce qui passe pour philosophie dans les médias français, et qui est souvent plus proche du « développement personnel » ou d’une sorte de prophétisme appliqué aux questions de société. L’idée que la philosophie en français puisse être assimilée à ce bavardage est pénible.
Ces deux institutions constituent de formidables réseaux de savants. De quels sujets parlent tous ces philosophes, de toutes nationalités et de toutes écoles, quand ils se rencontrent ?
Laurent Jaffro : Ces deux institutions à l’histoire commune ont pris des directions différentes. L’IIP, officiellement bilingue, est très anglophone, réduit à la philosophie universitaire, et la philosophie dite analytique y est très représentée. Elle repose sur des discussions dont les termes sont fixés par les communautés de spécialistes. Le thème des Entretiens 2023 était « Connaissance et réalité » ; en 2022, à Bonn, « Monisme et pluralisme » ; en 2021, à Cracovie, « La connaissance scientifique ». L’ASPLF, quant à elle, est ouverte à des associations de professeurs de tous les degrés d’enseignement et reflète le poids important de l’histoire de la philosophie et la variété des écoles de pensée en langue française. Le congrès de cet été, à Neuchâtel, portait sur « Le mouvement ». En 2021, à Paris – à l’initiative de la Société française de philosophie que préside notre collègue Denis Kambouchner et qui est désormais hébergée par notre université –, c’était « La participation » ; en 2018, à Rio, « L’imagination ». Les sujets abordés dans les congrès de l’ASPLF sont moins déterminés que ceux des Entretiens de l’IIP. Mais il y a une préoccupation qui leur est commune, comme à la FISP, celle de l’ouverture aux philosophies non européennes. La préoccupation est ancienne, mais reste souvent à l’état d’intention. La facilitation qu’apportent les technologies n’a pas toujours réduit l’ignorance et l’éloignement. C’est le chantier principal !