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Entretien

Nicolas Nayfeld, les pratiques réactives au cœur d’une recherche appliquée en philosophie

Les travaux de recherche de Nicolas Nayfeld relèvent de la philosophie du droit pénal, un domaine à l’intersection de l’éthique, de la philosophie politique, du droit, de la criminologie et de la psychologie. Postdoctorant à l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (ISJPS) et à l’unité de recherche Philosophie, histoire et analyse des représentations économiques (PHARE), il participe au projet REACT (ANR-20-CE28-0012) sur les pratiques réactives dans le contexte pénal.

Pouvez-vous nous présenter votre parcours universitaire ?

Nicolas Nayfeld : Je me suis inscrit en troisième année de licence de philosophie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne après deux ans de CPGE. J’ai fait mon master de philosophie à l’EHESS. Je suis ensuite revenu à Paris 1 Panthéon-Sorbonne où j’ai été successivement agrégatif, doctorant, ATER puis postdoctorant. Cela fait donc huit ans, au total, que je fréquente cette université à laquelle je suis très attaché.

Pourquoi vous êtes-vous engagé dans un doctorat, puis un post-doctorat ?

Nicolas Nayfeld : Pendant mes deux années dans le secondaire, un ami et moi nous sommes donnés pour objectif de lire les œuvres complètes de Herbert Hart en vue de co-écrire un article, voire une monographie sur ce philosophe du droit anglais imparfaitement connu en France. Finalement, ces recherches ont débouché sur un projet de thèse que j’ai présenté à l’école doctorale de philosophie de Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 2016. Plusieurs choses m’ont motivé à démarrer un doctorat : mon goût pour la recherche, la stimulation intellectuelle propre à l’université, les très bons souvenirs de mes années à Paris 1 et les encouragements de mes deux directeurs de thèse, Laurent Jaffro et Jean-François Kervégan. Une fois ma thèse soutenue, je souhaitais prolonger mes travaux, explorer certaines thématiques identifiées pendant le doctorat mais volontairement laissées de côté. C’est pourquoi j’ai participé à la co-écriture d’un projet de recherche ANR sur les pratiques réactives qui prévoyait le financement de deux postes de chercheurs postdoctorants. Ce projet a été retenu et j’ai ainsi pu commencer mon postdoctorat en septembre 2021.

Sur quoi portent vos travaux de recherche ?

Nicolas Nayfeld : Mes travaux relèvent principalement de la philosophie du droit pénal. Les questions qui m’intéressent sont entre autres : la définition de la peine (quelle est sa spécificité par rapport à la punition en général ?) ; la justification de la peine (a-t-on de bonnes raisons de punir ou bien cette pratique devrait-elle être abolie ?) ; les conditions de la responsabilité pénale (un individu doit-il disposer du libre arbitre pour être tenu pour responsable ?) ; le choix de la peine (que penser des réponses alternatives à la peine ?). Mes recherches les plus récentes portent sur la place de l’enfermement dans les théories des abolitionnistes de la prison et du système pénal, ainsi que sur la prise en charge des personnes dépendantes par la justice pénale.

Vous avez effectué votre postdoctorat dans le cadre du projet REACT sur les pratiques réactives. Tout d’abord, qu'entend-on par pratiques réactives ?

Nicolas Nayfeld : Le concept de pratiques réactives s’inspire de la notion forgée par Peter Strawson d’« attitudes réactives » qui désignent les réponses émotionnelles (comme la colère ou le ressentiment) que nous avons spontanément et que nous nous sentons en droit d’avoir lorsque quelqu’un nous a fait du tort ou en a fait à autrui. L’ambition du projet REACT, coordonné par Laurent Jaffro, était d’explorer le pendant social, collectif et institutionnel des attitudes réactives ; d’explorer non pas la manière dont nous réagissons affectivement aux torts que nous subissons, mais plutôt les pratiques sociales par lesquelles nous y répondons et la manière dont celles-ci s’articulent aux émotions individuelles et collectives. Trois laboratoires sont impliqués dans ce projet : PHARE, l’ISJPS représenté par Magali Bessone et CAPHI représenté par Stéphane Lemaire.

Pourquoi s’intéresser aux pratiques réactives et dans quel but ?

Nicolas Nayfeld : Plusieurs choses nous ont motivé à travailler sur les pratiques réactives. Tout d’abord, les effets dévastateurs qu’elles peuvent avoir sur les individus. On peut penser, par exemple, au shaming (mise au pilori) qui touche des personnes parfois innocentes. Comment limiter ces effets ? Ensuite, bien qu’il existe des recherches très poussées sur telle ou telle « espèce » de pratique réactive (par exemple sur le pardon ou la punition), il n’y a pas de travaux sur les pratiques réactives en général, c’est-à-dire sur le « genre » qui les regroupe toutes.

Quels sont les axes de recherche du projet et leurs objectifs respectifs ?

Nicolas Nayfeld : Le projet, tel qu’il a été présenté à l’ANR, était organisé autour de trois axes : l’axe « Concept » cherchait à définir la notion de pratique réactive ; l’axe « Addiction » se centrait sur nos croyances au sujet de l’addiction et, en particulier, au sujet de la responsabilité des personnes dépendantes ; l’axe « Pénalité » visait à clarifier la distinction entre réponses punitives et réponses non punitives au crime et à explorer la place de ces dernières au sein du paradigme utilitariste. Ce projet s’est légèrement reconfiguré du fait de l’étroite collaboration entre la première postdoctorante, Vanessa De Luca (spécialiste de philosophie de l’addiction), et moi-même ; mais aussi en raison de notre partenariat avec L’École Nationale de la Magistrature, en particulier son pôle de formation continue représenté par Bertrand Mazabraud. Ce qui n’était qu’un axe, l’axe « Pénalité », est devenu le pivot de l’ensemble du projet qui, finalement, s’est surtout concentré sur les pratiques réactives dans le contexte pénal. Une réponse pénale est-elle nécessairement punitive ? Comment la justice devrait-elle répondre aux préjudices causés par des personnes vulnérables, en particulier dépendantes ? Quelle est la place du pardon au sein de l’institution pénale ? L’enjeu était à la fois conceptuel, normatif et appliqué : mieux cerner la nature des pratiques réactives pour évaluer leurs mérites et, in fine, inviter les magistrats à réexaminer leurs réponses.

Le projet prendra fin en décembre 2023, quelles en sont les principales conclusions ?

Nicolas Nayfeld : Sur le plan conceptuel, nous avons soutenu que la notion de pratique réactive était traversée par une ambiguïté, dans la mesure où elle peut désigner des réponses ou des réactions à un tort. Selon nous, une réponse est un type de réaction comportementale motivée par le tort, dont la spécificité est de s’adresser à l’auteur du tort, d’avoir une dimension confrontationnelle et de devoir être identifiée par l’auteur du tort comme une réponse à son tort. Sur le plan empirique, notre enquête menée auprès des magistrats a montré que, quel que soit leur profil de croyance, les magistrats perçoivent les toxicomanes comme des agents responsables aussi bien de leur usage et de leurs actes que de leur guérison. Sur le plan normatif, nous avons montré dans le sillage des travaux de Hanna Pickard que la responsabilité n’impliquait pas le blâme, mais était parfaitement compatible avec des réponses non stigmatisantes comme celles des juridictions résolutives de problèmes. De manière générale, le projet REACT a contribué à structurer et à visibiliser les recherches en philosophie pénale en France, mais aussi à renouveler les études strawsonniennes. Il illustre une orientation résolument « appliquée » de la philosophie, comme en témoignent les revues dans lesquelles nous avons publié ou soumis des papiers en cours d’évaluation : The Journal of Applied Philosophy, Criminal Justice Ethics, The European Journal of Psychology Applied to Legal Context, Archives de politique criminelle, etc.

En quoi consiste votre rôle au sein de ce projet ?

Nicolas Nayfeld : En tant que postdoctorant, je travaille à plein temps sur le projet, à la différence des autres partenaires qui ont d’autres activités en parallèle. Par conséquent, je peux participer à tous ses aspects : la production scientifique (écriture d’articles, collecte de données) ; la communication interne (planifier les réunions/activités internes au projet et tenir informés les différents partenaires) ; la communication externe (administrer le site web du projet, annoncer des événements) ; la veille scientifique (tenir compte des publications récentes liées au projet) ; la logistique (notamment en cas de colloque). Il s’agit d’un travail collaboratif, en particulier avec les deux autres postdoctorantes : Vanessa De Luca (qui a depuis été recrutée par l'Istituto Italiano di Tecnologia comme responsable des questions de diversité et d’inclusion) et Maria Alejandra Erazo Diaz (qui est spécialiste d’économie comportementale et a rejoint le projet plus tardivement, lors de la phase d’analyse des données et d’écriture de l’article sur les croyances des juges en matière d’addiction).

Quels sont vos projets et qu’envisagez-vous après votre expérience postdoctorale ?

Nicolas Nayfeld : Comme la plupart des jeunes chercheurs, j’aspire à trouver un poste fixe dans l’ESR. Je participe par conséquent aux campagnes de recrutement du CNRS et de l’université. Par ailleurs, les membres du projet REACT souhaitent prolonger leur collaboration une fois le projet terminé. Deux pistes, qui ne s’excluent pas l’une l’autre, sont envisagées : la première serait de soumettre à l’ANR un nouveau projet sur la notion de dette et en particulier sur l’usage métaphorique qui en est fait en philosophie morale et politique normative ; la deuxième serait de travailler sur l’humour (la moquerie, le sarcasme, l’ironie) comme forme de réponse à des fautes légères. Cette dernière piste a notamment été présentée dans le cadre de Sorb’Rising.

Quels conseils donneriez-vous à un (une) étudiant(e) qui souhaite s’engager dans un parcours doctoral et postdoctoral ?

Nicolas Nayfeld : Lorsque j’ai commencé mon doctorat, je ne savais pas du tout ce qu’était l’ANR, je ne pensais pas qu’il était possible de faire un postdoctorat en sciences sociales en France. Grâce à Laurent Jaffro, j'ai appris qu'il existe en vérité plusieurs possibilités en France ou au sein de l’Union européenne pour poursuivre au-delà du doctorat : la seule difficulté est qu’il faut envisager ces options très tôt pour pouvoir les saisir. Par conséquent, mon principal conseil serait de penser à « l’après » dès le début de la thèse.

À propos du postdoctorat et de la thèse de Nicolas Nayfeld
(IdHal : nicolas-nayfeld / ORCID : 0000-0003-4627-3648 / Site web)

Laboratoires de rattachement du postdoctorat : ISJPS (UMR 8103) et PHARE (EA 7418). Projet : REACT – les pratiques réactives (https://react.sciencesconf.org/). Financement du projet : Agence Nationale de la Recherche (ANR-20-CE28-0012). Intitulé de la thèse (2016-2020) : « La philosophie pénale pluraliste de H.L.A. Hart ». École doctorale de rattachement : École doctorale de philosophie de Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ED 280). Financement : contrat doctoral avec mission d’enseignement. Directeurs de thèse : Laurent Jaffro et Jean-François Kervégan (co-direction).