Histoire des quartiers populaires : la parole aux habitants
La parole des habitants des quartiers populaires constitue à la fois un objet historique de premier ordre et un enjeu pour l'écriture de l'histoire. Ces « paroles habitantes » étaient au cœur d’une carte banche consacrée au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains - CHS (CNRS, Paris 1 Panthéon-Sorbonne) au festival Les Rendez-vous de l’histoire de Blois 2024.
Lieu privilégié d’échanges et de discussions entre les historiens et historiennes et le grand public, Les Rendez-vous de l’histoire rassemble chaque année à Blois de nombreux universitaires venant y présenter leurs travaux afin de concourir à la transmission et au progrès de la recherche et de la connaissance historique. Parmi les différents formats de discussion, les cartes blanches regroupent des tables rondes et des conférences proposées par des instituts de recherche, des laboratoires, des revues, des sociétés savantes. L’une d’entre-elles était consacrée au Centre d'histoire sociale des mondes contemporains - CHS (CNRS, Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et au laboratoire Temps, Mondes, Sociétés - TEMOS (CNRS, universités d’Angers, Bretagne Sud, du Mans). Elle a réuni une historienne, trois historiens et une sociologue urbaniste, chacun spécialiste des quartiers populaires des villes et des banlieues du XIXe au XXIe siècle : Emmanuel Bellanger, directeur de recherche CNRS et directeur du CHS ; Muriel Cohen, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université du Mans et responsable de la médiation au sein de l’Association pour un Musée du Logement populaire (AMuLoP) ; Fabrice Langrognet, historien des migrations, lauréat du concours 2024 des chargés de recherche du CNRS et chercheur associé au CHS, Marie-Hélène Bacqué, sociologue urbaniste, professeure en études urbaines à l’université Paris Nanterre. La table ronde était animée par l’historien Emmanuel Fureix, Professeur à l’Université Paris-Est Créteil.
Une parole au centre d’un dispositif scientifique
La parole des habitants des quartiers, de manière récente, s’est inscrite dans l’agenda des politiques publiques françaises. Cette attention tient en partie aux politiques de rénovation urbaine qui ont provoqué la transformation, voire la disparition de certains quartiers, et qui ont eu pour corollaire la volonté de conserver la trace de l’histoire de ces quartiers et donc de collecter une parole populaire. Les chercheurs et chercheuses invités à débattre à cette table ronde ont travaillé de manière collective sur plusieurs enquêtes qui placent la question de la parole au cœur du dispositif scientifique. Ceci dans le cadre de plusieurs programmes, comme le projet Migrants dans le logement ordinaire, la recherche participative Pop-Part sur la jeunesse des quartiers populaires ou dans le cadre de l’Association pour un Musée du Logement populaire (AMuLoP). Des projets portés ou co-portés par le CHS. Les propos liminaires d’Emmanuel Fureix ont précisé les démarches et les objectifs scientifiques de ces programmes : « Les chercheurs et chercheuses présents aujourd’hui sont partis de l’hypothèse que les paroles des habitants permettent probablement de mieux appréhender l’expérience sociale de la ville et la perception des espaces vécus à l’échelle du logement, de l’immeuble, du quartier et des interactions entre le quartier et la ville. Ils et elles ont eu un second objectif, plus original, qui consiste à façonner non pas seulement une histoire des quartiers populaires, mais une histoire populaire de ces quartiers. C’est-à-dire d’intégrer la parole des acteurs de ces espaces au cœur du récit et de les faire interagir et de produire en quelque sorte leur propre histoire ».
Le CHS, un laboratoire de l’histoire ouvrière et sociale
En tant que directeur du CHS, Emmanuel Bellanger s’est réjoui de la tenue de cette table ronde dans le cadre du festival de Blois, en citant Jean Maitron, le fondateur de son laboratoire, « l’histoire des quartiers populaires, c’est l’histoire de la France ». Instituteur, historien et militant, Jean Maitron fut le pionnier de l'histoire ouvrière en France, « grande figure pour nous, historiens et historiennes du social, Jean Maitron a fait entrer l’histoire ouvrière à la Sorbonne dans les années 60. Cet instituteur est devenu un fondateur. Fondateur de toute une tradition d’histoire sociale dont nous sommes aujourd’hui les héritiers. Fondateur d’une revue, Le Mouvement social. Fondateur d’une œuvre collective de référence Le Maitron, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, qui réunit aujourd’hui plus de 230 000 notices de militantes et militants. Et enfin, fondateur d’un laboratoire de recherche, mon laboratoire, notre laboratoire, le Centre d’histoire du syndicalisme, devenu Centre d'histoire sociale des mondes contemporains. L’idée et la volonté de Jean Maitron était de collecter les archives de toutes celles et ceux qui se sont engagé(e)s dans cette histoire sociale de la militance, et de créer un espace où un récit scientifique puisse être écrit par un collectif de chercheurs promoteurs d’une science partagée et ouverte ».
Pour Emmanuel Bellanger, l’histoire de son laboratoire raconte aussi comment l’histoire ouvrière s’est transformée avec le choc de la désindustrialisation qui a profondément marqué et fragilisé les assises sociales des quartiers populaires. « Lorsqu’on s’intéresse à la trajectoire scientifique du CHS, on s’aperçoit que nous sommes passés d’une histoire ouvrière ou d'une histoire du travail, à une histoire des territoires, une histoire du quartier ». Les recherches se sont intéressées aux habitants et non plus essentiellement aux ouvriers ou aux collectifs issus du socialisme, du communisme municipal ou du catholicisme social qui ont irrigué l’histoire sociale des villes, puis connu un déclin lié à la fin des banlieues rouges. « Notre laboratoire a aussi vécu une transhumance, puisqu’aujourd’hui, le CHS a quitté la Sorbonne pour Aubervilliers et le Campus Condorcet. C’est une formidable aventure pluridisciplinaire où nous sentons que nos approches académiques connaissent un tournant, le tournant de la recherche participative et collaborative. Une science avec et pour la société qui vient nous interroger sur la place du scientifique dans cette recherche ouverte à la parole habitante des quartiers populaires ».
Des propos complétés par Fabrice Langronet, « vouloir mettre la parole habitante au centre de cette histoire sociale que l’on se propose de raconter, c’est un geste politique, une affirmation importante. Dans notre démarche, il y a la volonté de s’effacer, en tant que chercheur, derrière cette parole ordinaire. Cette démarche a une dimension artificielle par rapport à nos habitudes, mais elle a le grand mérite de décentrer la narration ».
Collecter la parole
Muriel Cohen et Fabrice Langrognet ont mené plusieurs enquêtes dans des quartiers de la région parisienne. Ils ont notamment travaillé à la Cité Émile-Dubois, dite « cité des 800 » située au fort d’Aubervilliers. Des terrains plutôt parcourus dans le passé par des sociologues, à des moments où ces territoires « posaient problème ». La manière dont les historiens les réexaminent aujourd’hui dans leur pratique de recherche est tout autre, puisqu’ils s’intéressent plutôt à la vie ordinaire, la vie quotidienne des habitants. Pour Muriel Cohen, la cité des 800 est un terrain représentatif de cette vie des anciennes banlieues industrielles, « les discours et les représentations sur la cité des 800 s’inscrivent dans une chronologie assez classique de l’histoire des grands ensembles, avec l’idée d’un âge d’or entre les années 50 et 70, un déclin au contact de la désindustrialisation, une première réhabilitation dans les années 80 et aujourd’hui une opération de rénovation urbaine qui va la faire disparaître ».
Pour collecter la parole des habitants, les scientifiques ont mené une enquête à l’échelle d’un immeuble de cent logements, en se focalisant sur deux cages d’escaliers de 18 appartements, soit 36 logements occupés par des habitants successifs pendant 50 ans. En s’appuyant sur les recensements de l’époque, les chercheurs ont pris contact avec les habitants et anciens habitants de ces deux cages d’escaliers.
Cette entrée par l’habitant et sa parole pour raconter l’histoire des quartiers a plusieurs avantages selon Muriel Cohen : « Quand on va dans un logement à la rencontre de ses habitants, on voit surgir des gens qu’on ne voit pas forcément ailleurs dans la cité. On sait par exemple que les jeunes hommes sont très présents dans l’imaginaire des quartiers populaires, ils sont très visibles dans les espaces publics. Dans le logement, on voit toutes les générations, des enfants aux personnes âgées. Par exemple, notre enquête à Aubervilliers nous a permis de voir apparaître une génération de femmes ouvrières des années 70, 80 qui ont travaillé dans des conditions particulièrement difficiles. Je ne suis pas sûre que ces femmes auraient parlé de leurs conditions de travail, si nous n’étions pas d’abord allés les questionner sur l’histoire de leur quartier et de leur immeuble. Des questions pour lesquelles elles se sentaient peut-être plus légitimes au départ, et qui nous ont permis de tirer d’autre fils de leur histoire ». En parlant avec les habitants, les chercheurs accèdent également de manière immédiate à leur trajectoire résidentielle de manière pluri générationnelle, « cela nous a permis de constater un enracinement local des familles sur plusieurs générations. On voit un attachement très fort, bien loin des représentations, à leur quartier et au territoire ».
Mais les chercheurs ont également vu émerger un biais de sélection dans leur étude, puisque qu’une partie des personnes refusaient de témoigner : « Celles et ceux qui acceptaient de parler étaient surtout des enfants de la première génération d’habitants qui avaient grandi sur place au temps de cet âge d’or supposé. Des personnes très à l’aise avec leur parcours, exprimant même de la fierté à cet égard. Des personnes qui souvent avaient quitté les lieux et qui exprimaient une sorte de nostalgie associée au monde de l’enfance. Les personnes restées peu de temps dans le quartier, ou ayant vécu des expériences difficiles ou violentes n’ont pas souhaité s’exprimer. De même que lorsque nous identifions dans les archives, des situations compliquées vécues dans certaines familles, nous ne souhaitions pas aller interroger les personnes pour raviver des traumatismes ».
Une expérience muséale
Les enquêtes historiques et socio-anthropologiques menées par Emmanuel Bellanger, Muriel Cohen et Fabrice Langrognet s’inscrivent dans le cadre du projet de recherche « Migrants dans le logement ordinaire » soutenu par le CHS et l’Institut Convergences Migrations. Au-delà des productions scientifiques qu’il a générées, ce programme a préfiguré les bases d’un grand projet à portée politique, scientifique et sociale : la création du musée du logement populaire. Le projet s’est structuré autour d’une association, l’AMuLoP, qui milite depuis 2014 pour la création de ce musée, dont l’ambition est de mettre en valeur l’histoire de la banlieue ouvrière parisienne au XXe siècle, à travers le prisme du logement et la reconstitution de la vie ordinaire de ses habitants et habitantes. Un musée, dont une préfiguration a été présentée en 2022, à travers l'exposition « La vie HLM » qui s’est tenue pendant 9 mois au sein d’un logement témoin de la « cité des 800 » à Aubervilliers. Pour Muriel Cohen, l’enjeu de ce projet est d’arriver à intéresser un public qui souvent, ne se sent pas très concerné par l’offre culturelle : « La réponse de notre collectif a été de proposer la création d’une histoire fortement incarnée, sur le modèle du Tenement Museum de New-York. L’idée est d’investir un immeuble et de raconter la vie ordinaire et l’histoire des anciens habitants, dans l’espace même qu’ils ont occupé. Il s’agit de raconter ces histoires à travers des objets et des archives et en portant leur voix, soit par le récit transmis par des médiateurs, soit par le biais d’extraits de films ou de sons ».
Une médiation de la parole habitante
En conclusion de la table ronde, Emmanuel Bellanger est revenu sur sa pratique de chercheur dans le contexte de ces projets, « nous pratiquons des sciences humaines et sociales pensées comme des laboratoires d’intervention. Mais nous restons en même temps dans notre champ légitime, qui est celui d’une formation scientifique ». Il a également insisté sur l’intérêt politique et social de transmettre la parole des habitants des quartiers au niveau de la société. « L’arrêt de la construction des grands ensembles date de la circulaire du ministre Olivier Guichard de 1973, qui annonçait au parlement que « les quartiers populaires étaient en train de faire sécession ». Cette histoire de sécession, nous l’entendons encore aujourd’hui. Notre travail d’historien est aussi une médiation de la parole habitante des quartiers qui permet de nuancer les discours et les imaginaires désenchantés que l’on porte sur les habitants confrontés à des formes historiques de discrimination, de relégation urbaine, sociale et politique. Finalement, ce récit commun que nous accompagnons et contribuons à mettre en récit, il nous invite à nous défaire de cette longue histoire de la peur des banlieues et des quartiers populaires ».
AMuLoP
L’objectif de l’association AMuLoP est de développer, en banlieue, un musée d’histoire des quartiers populaires, qui raconte de manière incarnée et immersive, le quotidien de leurs habitants depuis la fin du XIXe siècle, à travers le prisme du logement. L’AMuLoP réunit un collectif d’enseignants du secondaire et du supérieur, historiens, sociologues et acteurs du monde de la culture et du patrimoine. Elle s’inscrit dans une dynamique participative, permettant les rencontres et les échanges entre les chercheurs et les habitants locaux. Un Projet porté par Emmanuel Bellanger, Muriel Cohen et Charlotte Vorms (CHS).
Pop-Part
Qu’est-ce qu’être « jeune de quartier » ? À quelle expérience sociale, urbaine, familiale, à quelles visions de sa place dans la société et dans le territoire cela renvoie-t-il ? Ces questions ont guidé la recherche participative Pop-Part conduite dans dix villes ou quartiers de l’Île-de-France et associant 120 jeunes, une quinzaine de professionnels de la jeunesse et une quinzaine de chercheurs appartenant à différentes disciplines. Un projet co-porté par le CHS Centre d’histoire sociale des mondes contemporains, le CRESPPA Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris et LAVUE Laboratoire Architecture Ville Urbanisme Environnement.
Responsable et coordinatrice : Marie-Hélène Bacqué
Responsable scientifique pour le CHS : Emmanuel Bellanger