Droit de l’Ukraine : un ouvrage construit sur les bases de la solidarité et de la coopération scientifique internationale
Réunis dans le cadre du Programme d'aide à l'Accueil en Urgence des Scientifiques en Exil (Pause), Philippe Dupichot et Anatoly Kostruba présentent l’ouvrage « Droit de l’Ukraine » qui vient de paraître dans la collection de la « Bibliothèque de l'Association Henri Capitant » aux éditions LGDJ Lextenso. Cet ouvrage collectif marque l’aboutissement d’une démarche scientifique et solidaire démarrée en février 2022, à la suite de l’agression russe sur l’Ukraine.
Philippe Dupichot est professeur de droit à l’EDS depuis 2013 où il enseigne le droit bancaire, le droit des contrats spéciaux et le droit du financement, des matières au carrefour du droit civil et du droit des affaires. Il dirige le master 2 Droit bancaire et financier, ainsi que le collège de droit de la Sorbonne, filière d’excellence des juristes de Paris 1 Panthéon-Sorbonne qu’il a fondée en 2017. Il préside l’association Henri Capitant qui œuvre, depuis sa création en 1935, au rayonnement de la tradition juridique civiliste dans le monde. Anatoly Kostruba est professeur de droit civil à l’Université nationale des Précarpathes Vasyl Stefanik à Ivano-Frankivsk en Ukraine depuis 2015. Il est spécialiste du droit civil ukrainien et des pays d'Europe de l'Est, en particulier le droit des sociétés, le droit des contrats et le droit de la responsabilité civile. Il est auteur de plus de 230 publications universitaires.
L’ouvrage qu’ils viennent de publier expose les grandes lignes du droit de l’Ukraine rédigées par quatorze juristes ukrainiens, universitaires et professionnels. L’histoire de ce livre trouve son origine en février 2022, quelques temps après l’intrusion des troupes russes sur le territoire ukrainien. Anatoly Kostruba décide alors de s’exiler et candidate au Programme Pause qui permet aux universités françaises d’accueillir des chercheurs et chercheuses en situation d’exil ou en danger dans leur pays. Anatoly Kostruba sollicite alors l’aide de Philippe Dupichot qui décide immédiatement de le soutenir dans ses démarches, de la constitution de son dossier scientifique jusqu’à sa venue en France avec sa famille et son intégration à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Anatoly Kostruba est rattaché à l’Institut de recherche juridique de la Sorbonne (IRJS), où il poursuit depuis, ses activités scientifiques et ses enseignements. Philippe Dupichot est le référent d’Anatoly Kostruba dans le cadre du programme Pause. Il est son interlocuteur privilégié au sein de l’université en assurant un rôle d’écoute, de soutien, d’orientation et d’accompagnement scientifique et intellectuel.
Pouvez-vous nous présenter l’association Henri Capitant et le principe de la collection dans laquelle s’inscrit l’ouvrage que vous venez de faire paraître ?
Philippe Dupichot : L’association Henri Capitant est reconnue d’utilité publique depuis 1939, elle constitue aujourd’hui le premier réseau international de juristes de tradition civiliste, c’est-à-dire un réseau qui met en contact et entretient des liens intellectuels et amicaux entre des pays qui ont reçu le droit écrit. Nous comptons aujourd’hui 49 groupes nationaux présents sur les cinq continents. Dans le cadre de nos activités, nous développons notamment des outils de diffusion et de promotion de la culture juridique dite romaniste. Nous animons depuis 2010 la première revue bilingue consacrée aux droits de tradition civiliste. La collection de la « Bibliothèque de l’Association Henri Capitant », imaginée et dirigée par Cyril Grimaldi, secrétaire général de l’association, s’inscrit dans cette démarche. Son principe est de constituer une bibliothèque de droit comparé accessible et intelligible. Chaque volume présente le droit d’un pays de façon simplifiée dans un format « type Que Sais-je » de 128 pages, qui le rend facilement consultable et transportable. La rédaction est confiée à des spécialistes de chacune des matières abordées, avec un plan identique afin de pouvoir comparer les droits des différents ouvrages. Cette collection s’adresse à des juristes et des étudiants qui souhaitent avoir un premier aperçu des droits étrangers. Mais c’est un ouvrage qui s’adresse surtout à des personnes qui ne sont pas juristes, des journalistes ou des chefs d’entreprises par exemple qui se rendent dans un pays étranger et qui souhaitent connaitre les grandes lignes directrices de son droit. La collection compte aujourd’hui 25 volumes en langue française, dont une grande partie sont en cours de traduction en anglais.
Quelle est la genèse de l’ouvrage « Droit de l’Ukraine » ?
Anatoly Kostruba : Cet ouvrage est le fruit du projet scientifique que j’avais présenté en 2022 au Collège de France dans le cadre de ma candidature au Programme Pause à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Avec Philippe Dupichot, nous souhaitions montrer que l’on pouvait poursuivre des échanges intellectuels et scientifiques entre des collègues français et ukrainiens, malgré la guerre. Et c’est précisément ce qui a été fait, puisque j’ai pu constituer un collectif de quatorze contributeurs ukrainiens autour de la rédaction de cet ouvrage. Ma propre contribution, sur le droit des entreprises, est également le résultat de mon activité scientifique menée en France depuis 2022.
Philippe Dupichot : Postérieurement à l’agression russe sur l’Ukraine du 24 février 2022, lorsque j’ai été contacté par Anatoly Kostruba qui souhaitait fuir cette tragédie, nous devions en effet constituer un projet pour le Programme Pause. J’avais tout de suite pensé à la rédaction de cet ouvrage et à plus long terme à la constitution d’un groupe ukrainien au sein de l’association Henri Capitant. Pour nous, la rédaction d’un volume est souvent le premier acte de démonstration de la motivation de candidats à créer un groupe national. Cet ouvrage est donc, en quelque sorte, l’acte de lancement d’un groupe ukrainien au sein de notre association.
Quelles sont les thématiques qui y sont développées ?
Anatoly Kostruba : Le livre présente de manière synthétique plusieurs aspects du droit ukrainien. Il consacre des développements à l’histoire du droit, à ses sources, au cadre constitutionnel, aux acteurs du droit, au droit pénal, aux personnes, à la famille, aux biens, au contrat, à la responsabilité, aux quasi-contrats, aux entreprises et au droit du travail. Il est important pour nous ukrainiens de promouvoir le droit de notre pays à l’étranger, car il est peu connu. Au niveau de l’histoire du droit, le livre présente par exemple des développements intéressants sur la spécificité coutumière et culturelle ukrainienne. La partie consacrée au droit constitutionnel permet de comprendre quels sont les pouvoirs en place depuis l’indépendance de l’Ukraine et quels sont actuellement les pouvoirs du président de la République dans le système constitutionnel ukrainien. De manière générale, cet ouvrage permet de comprendre la particularité du droit ukrainien qui, par son histoire, est très empreint du droit soviétique, notamment au niveau du droit civil, tout en ayant ses propres particularités. Les codes civils russes et ukrainiens sont très proches, il en va de même pour le droit des contrats et le droit de la responsabilité civile qui ont certainement vocation à se rapprocher d’exigences européennes.
Les contributeurs résident tous en Ukraine, comment avez-vous réussi à coordonner cette entreprise collective ?
Anatoly Kostruba : J’ai sollicité l’ensemble des écoles de droit des universités d’Ukraine. Les contributeurs sont des juristes qui enseignent dans les plus grandes universités du pays, l’université nationale du droit Yaroslav Mudryi de Kharkiv, l’université Taras Shevchenko de Kiev, l’université de droit d’Odessa, l’université Vasyl Stefanik, l’université de Zaporizhzhia ou encore les instituts de recherche de l’académie nationale des sciences juridiques d’Ukraine. Mais je ne me suis pas limité au secteur universitaire, puisque cette collection est ouverte aux juristes de tous horizons, qu’ils soient juges, avocats, notaires, juristes d’entreprises, etc. Plusieurs contributeurs sont des juristes à la fois théoriciens et praticiens. Mon travail de coordination a consisté à organiser et animer les visioconférences avec mes collègues. J’ai également assuré l’interface entre leurs productions et l’éditeur, notamment au niveau de la traduction. Car la grande difficulté de cet exercice était bien entendu la langue, car peu de mes collègues connaissent le français. C’est d’ailleurs un vrai problème pour la communauté scientifique ukrainienne, car peu de personnes maitrisent une langue étrangère. Cela limite notre capacité à exprimer et diffuser nos idées dans le cadre d’échanges académiques internationaux. Nous avons donc rédigé l’ouvrage en ukrainien et j’ai ensuite participé à la traduction des textes en français, en lien avec l’éditeur.
Philippe Dupichot : Il est en effet important de souligner que les contributeurs proviennent de différentes universités du pays. Lorsque nous développons des relations avec des collègues étrangers, nous veillons à ce que les collaborations soient ouvertes à toutes les universités qui souhaitent participer. C’est un point très important inscrit dans la charte des groupes internationaux de l’association Henri Capitant. Anatoly Kostruba a mené ce projet de manière remarquable et en un temps record compte tenu des difficultés.
Monsieur Dupichot pouvez-vous nous décrire votre rôle d’enseignant-chercheur référent dans le cadre du Programme Pause ?
Philippe Dupichot : Lorsqu’Anatoly Kostruba m’a contacté en février 2022 pour m’exposer sa situation, j’ai été immédiatement touché et ému, d’autant que j’accueillais à ce moment précis une famille ukrainienne en détresse, au sein de ma propre famille. Ce qui m’a paru essentiel était d’essayer de donner un sens à la venue d’un collège en danger en France. Je me suis demandé ce qu’il serait possible de faire scientifiquement, qui soit d’une part intéressant pour lui au regard de ses activités universitaires et qui soit d’autre part utile pour l’université tout en maximisant ses chances d’être retenu dans le cadre du programme Pause. Comme je l’ai dit précédemment, l’idée de rédiger ce livre sur le droit ukrainien m’est venue très vite. Mais ma première démarche a été de lui faire rencontrer des collègues, de l’aider à se constituer un réseau universitaire et académique et de chercher ce qui, dans sa culture, dans sa formation et sa spécialité, serait susceptible d’être utile au sein de l’université. Au niveau de son projet de recherche, je lui ai proposé de se tourner du côté de l’union européenne, en regardant ce qui pourrait rapprocher le droit ukrainien et le droit européen. En effet, si l’Ukraine a vocation à rejoindre un jour l’UE, il nous semblait intéressant de se demander quels sont les éléments de la législation ukrainienne susceptibles d’évoluer pour se rapprocher des standards européens. Notre idée était de mettre en parallèle son projet scientifique avec les préoccupations stratégiques et géopolitiques du temps présent et qui sont celles de son pays.
Qu’est-ce que cette expérience vous a apporté, à titre professionnel et à titre personnel ?
Philippe Dupichot : Si j’étais contacté aujourd’hui par un ou une collègue en danger qui me demanderait son aide, je le referais dans les mêmes termes. Pour moi c’est une évidence. J’étais très heureux que le Collège de France et Paris 1 Panthéon-Sorbonne soutiennent et accueillent Anatoly Kostruba, car je pense que c’est un très beau message que l’on envoie. Au niveau personnel, cette expérience m’a permis de coordonner mes idéaux personnels avec mes actions et de les transposer dans ma vie professionnelle. En tant qu’universitaire, je suis intéressé par la sortie de ce nouveau volume de notre collection, qui a une valeur particulière à mes yeux. Par ailleurs, l’éditeur a fait une entorse à la charte graphique de la collection en habillant le livre aux couleurs bleu et jaune de l’Ukraine, là encore c’est une très belle initiative.
Monsieur Kostruba, dans quelles conditions poursuivez-vous vos travaux scientifiques aujourd’hui, au sein de notre université ?
Anatoly Kostruba : Grace au Programme Pause et au soutien de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, je poursuis mes activités au sein de l’IRJS en publiant des articles scientifiques dans des revues spécialisées et en donnant de nombreuses formations et conférences sur ma spécialité, le droit civil. A Paris 1 Panthéon-Sorbonne, j’enseigne le droit ukrainien auprès des étudiants du master droit bancaire et financier dans le cadre d’un cours magistral sur le droit des sociétés. J’interviens également à l’université Paris Nanterre dans un cours spécifique sur le droit privé en Europe de l’Est, auprès des étudiants de licence 3 et master 1 en droit des affaires. Je forme régulièrement des collègues universitaires aux spécificités du droit ukrainien, mes interventions concernent généralement le droit des contrats et le droit de la responsabilité. A l’inverse, je forme également des collègues ukrainiens sur certaines spécialités du droit privé français, dans le cadre de conférences et de séminaires en ligne. Je participe également à des conférences internationales, à distance ou en présentiel, c’était notamment le cas en Pologne en 2022 où j’étais intervenu pour présenter les spécificités du droit ukrainien.
Comment fonctionnent les universités aujourd’hui en Ukraine ? Dans quelles conditions travaillent vos collègues, ainsi que les étudiants ?
Anatoly Kostruba : Le système éducatif ukrainien n’a jamais cessé de fonctionner, les cours à distance se sont mis en place dès les premiers jours de la guerre. Les enfants comme les étudiants ont pu suivre leurs cours à distance, malgré les bombes et l’arrivée des chars. Bien-sûr, aujourd’hui les conditions sont différentes selon les endroits et les situations. C’est le cas par exemple dans les universités de Kiev et de Kharkiv, où la situation est différente. Mais dès que les conditions le permettent, les cours reprennent en présentiel et les étudiants se rendent dans les universités. Au niveau des activités de recherche, les événements scientifiques continuent d’être organisés en Ukraine, mais uniquement à distance.
Philippe Dupichot : J’ai eu l’occasion de rencontrer en visioconférence les collègues ukrainiens d’Anatoly Kostruba. J’ai été impressionné et très ému de voir que dans l’incertitude qui est la leur et malgré les mauvaises nouvelles du front, ils avaient envie de poursuivre et même de multiplier leurs échanges et activités scientifiques. C’est pour eux une forme de résistance. Je trouve que c’est un très beau message et une belle leçon de courage de continuer à travailler, à produire de la recherche et à enseigner, malgré cette tragédie.
Ouvrage collectif
Parution : Février 2024
Collection : Bibliothèque de l'Association Henri Capitant
Édition : LGDJ Lextenso
Association Henri Capitant :