Denis Peschanski : « Avec Manouchian, ce sont tous les résistants étrangers qui entrent au Panthéon »
Rencontre avec l’historien Denis Peschanski, qui répond à nos questions après l’annonce, le 18 juin dernier, de l’entrée au Panthéon de Missak et Mélinée Manouchian le 21 février 2024, 80 ans après la condamnation à mort de 23 membres des Francs-Tireurs et Partisans de la Main d’œuvre immigrée (FTP-MOI) de la région parisienne.
Denis Peschanski est directeur de recherche émérite au CNRS, rattaché au centre européen de sociologie et de science politique (CESSP - UMR 8209) sous tutelle de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, de l’EHESS et du CNRS. Spécialiste de l’histoire du communisme, puis de la France de Vichy et des « années noires », il est président des conseils scientifiques de l’ECPAD, du Mémorial de Caen, du Mémorial de l’Ancienne gare de déportation de Bobigny. Il est également chercheur en sciences de la mémoire dans le cadre de vastes programmes transdisciplinaires : l’équipement d’excellence (ÉquipEx) Matrice et le Programme 13-Novembre financés dans le cadre des Investissements d’avenir France 2030.
L’initiative « Missak Manouchian au Panthéon » a été lancée par l’Unité laïque à l’automne 2021. Cosignataire de la tribune initiale, Denis Peschanski a rejoint le comité exécutif en tant que conseiller historique jusqu’à l’annonce présidentielle du 18 juin 2023. La cérémonie de panthéonisation aura sa place dans l’ensemble des commémorations de 2024-2025 dont l’Élysée a souhaité donner une dimension particulière en créant un Groupement d’Intérêt Public (GIP), présidé par l’ancien ambassadeur Philippe Etienne. La présidence du conseil scientifique en a été confiée, le 2 octobre 2023, à Denis Peschanski. On notera que Claire Andrieu, qui a longtemps enseigné à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est vice-présidente de ce conseil.
Que sait-on aujourd’hui sur la représentation et l’implication des étrangers dans la résistance française ?
Denis Peschanski : Depuis plusieurs décennies, la question du rôle et de la place des étrangers a été travaillée par les historiens. L’accord est général aujourd’hui pour dire que les étrangers sont surreprésentés dans la Résistance française, en se gardant cependant d’une légende rose : même parmi les étrangers, les résistants ne représentaient qu’une minorité. Sans qu’on puisse établir un chiffrage général, on sait, par exemple, que les Espagnols furent près de 4000 en juin 1944 dans les unités du XIVe corps de guérilleros couvrant les départements de la zone sud et qu’ils contribuèrent à la libération de nombreuses villes du sud-ouest ; que d’autres Espagnols, qui avaient également été défaits par les troupes de Franco, ont rejoint la France libre, dont une compagnie, la Nueve, sera au premier rang des libérateurs de Paris, les premiers chars entrant dans la capitale en août 1944 portant les noms de villes espagnoles. On sait également que des Polonais liés au gouvernement polonais en exil ont formé d’emblée un parti, le POWN, dont les membres, souvent anticommunistes aussi, ont aidé à la structuration du réseau de renseignement F2 qui eut un rôle très important dans l’aide au débarquement allié en Normandie. Les exemples sont multiples, mais quand on pense à Manouchian on pense, bien entendu, à la guérilla urbaine menée par les Francs-Tireurs et Partisans de la Main d’œuvre immigrée à Paris. On trouve des groupes similaires à Toulouse, Lyon, Grenoble, Saint-Etienne ou Marseille. On parle ici de lutte armée, mais la propagande occupa beaucoup du travail résistant, qu’il s’agisse de communistes comme la branche politique de la MOI ou de non communistes comme le réseau du musée de l’Homme, l’un des tout premiers mouvements de résistants constitués après la défaite par Boris Vildé, Anatole Lewitsky qui, tous deux avaient fui la révolution bolchevique, et Yvonne Odon, bibliothécaire du musée de l’Homme.
L’armée du crime, tract recto/verso édité par la propagande légale en même temps que l'affiche, février 1944. Collection AAMRN (Musée de la Résistance Nationale à Champigny-Sur-Marne).
Qui sont les 23 condamnés à mort de l’Affiche rouge, pour quelles raisons se sont-ils engagés dans le combat résistant ?
Denis Peschanski : Revenons à la création de la MOI. Après la saignée de la Première Guerre mondiale, le Gouvernement et le patronat lui-même organisent le recrutement massif de main d’œuvre étrangère. La France a besoin de bras pour se reconstruire. Le PCF crée très rapidement une structure dédiée, la Main d’œuvre étrangère (MOE) qui prendra ensuite le nom de MOI. L’idée est d’encadrer ces immigrés et de fournir ainsi un vecteur d’intégration tout en s’assurant que ces nouveaux arrivants ne tirent pas les salaires vers le bas. Ils arrivent par centaines de milliers. Les réfugiés existent bien, ainsi des Italiens qui fuient le fascisme ou les Arméniens rescapés du génocide, mais c’est une petite minorité. Dans les années 1930, à l’inverse, la crise économique se traduit par une politique de fermeture, et même de renvois massifs. Les entrées de nouveaux migrants s’effondrent. Les étrangers qui entrent sont le plus souvent des réfugiés qui, par dizaines de milliers, ont fui les persécutions antisémites et la répression politique. Cela prendra une autre ampleur encore avec la défaite de la République espagnole et l’arrivée massive d’Espagnols et de volontaires des Brigades internationales.
La MOI s’est organisée en groupes de langue. On la retrouve ainsi pendant la guerre, une fois passé le choc du double pacte germano-soviétique. En 1941, l’attaque allemande contre l’URSS libère ces militants qui s’engagent dans la lutte armée. En avril 1942 sont créés les Francs-Tireurs et Partisans Français dont font partie les FTP-MOI qui ont donc une double tutelle, la MOI d’une part, les FTPF d’autre part. C’est Boris Holban qui crée et dirige les FTP-MOI à Paris. Tout début août 1943, il est remplacé par Missak Manouchian.
Comme d’ailleurs pour les autres combattants étrangers, ce qui frappe c’est qu’alors domine la convergence identitaire qui ne posait aucun problème. Avec les yeux d’aujourd’hui, beaucoup lisent ce passé avec une forme d’assignation à résidence communautaire. On comptait des Italiens et des Roumains, des Tchécoslovaques et des Arméniens, des Polonais, des Bulgares et des Hongrois dans les FTP-MOI de la région parisienne. Une majorité était juifs. A l’époque, Manouchian, par exemple, était étranger, arménien, communiste, internationaliste et profondément attaché à la France de la Révolution française. Son supérieur hiérarchique, Joseph Epstein, est polonais, juif, étranger, communiste et tout autant attaché à la France des Lumières. On pourrait citer la roumaine Christina Boïco, responsable du service de renseignement, donc du groupe chargé de trouver les cibles. Mais c’est aussi valable pour les 22 condamnés à mort de l’Affiche rouge, en plus de Missak Manouchian. La seule femme du procès de l’Affiche rouge, Golda Bancic, une Roumaine juive, est envoyée en Allemagne pour être guillotinée. Les Allemands n’exécutent pas de femmes en France.
Exécution du 21 février 1944 au Mont-Valérien : © Amis de Franz Stock - Conservation : ECPAD.
Quel est l’itinéraire de Missak Manouchian ?
Denis Peschanski : Comme sa future compagne, Mélinée, avec qui il vit à partir de 1936, c’est un orphelin du génocide des Arméniens de 1915 ; il a alors 9 ans. Son père est tué dans les combats, sa mère est morte de privations. Caché par des Kurdes puis accueilli dans un orphelinat avec son frère Garabed alors dans un protectorat français, à côté de Beyrouth, il peut entrer légalement en France via Marseille en septembre 1924. Il ira ainsi de petits métiers en petits métiers, avec de longues périodes de chômage au début des années 1930, avant d’être permanent d’une des organisations arméniennes de la mouvance communiste où il a rencontré Mélinée.
Comment un Arménien, poète et pacifiste, devient-il combattant dans un réseau de résistants français ?
Denis Peschanski : J’ajouterai : de résistants armés. Manouchian est un poète, on l’a vu, féru de littérature française, traduisant les poètes français en arménien et réciproquement. Mais son pacifisme est fortement teinté d’antifascisme et d’antinazisme en cette période du Front populaire où il s’engage résolument dans le mouvement communiste.
Carte postale éditée à la Libération en mémoire de Missak Manouchian et vendue au profit des familles de fusillés et massacrés de la Résistance française. Collection AAMRN (Musée de la Résistance Nationale à Champigny-Sur-Marne).
Quel a été votre rôle au sein du comité « Missak Manouchian au Panthéon » ?
Denis Peschanski : C’est à Jean-Pierre Sakoun et à l’association qu’il préside, l’Unité laïque, qu’on doit la demande de panthéonisation de Manouchian qui a donc débouché avec l’annonce faite par le président de la République le 18 juin 2023 au Mont-Valérien. Il m’a contacté rapidement et j’ai été le conseiller historique de l’opération. C’est le 30 mars 2022 que nous avons été reçus, dont Katia Guiragossian, la petite-nièce de Mélinée, à l’Élysée où deux conseillers nous ont bien fait comprendre que l’affaire était bien engagée. Deux choses m’ont frappé en fait. Si de nombreuses personnalités nous ont soutenus sans surprise, j’ai constaté combien la démarche était approuvée par un large spectre du monde politique français. Prenons un seul et double exemple : deux présidents de région parrainent en quelque sorte le comité, Carole Delga et Laurent Wauquiez. Autre point crucial : tout le monde s’est accordé pour inscrire ce combat dans une perspective universaliste. Ce fut d’ailleurs le ton de l’annonce du président Macron au Mont-Valérien.
Cet engagement au sein du comité vous a-t-il permis d’enrichir vos propres recherches sur le sujet ? Qu’avez-vous appris de nouveau à propos de l’histoire des étrangers morts pour la France ?
Denis Peschanski : Une fois la décision arrêtée, il était clair que livres, films et expositions allaient arriver et que j’y aurai plus que ma part. Je me suis replongé dans des archives que je connaissais pour une assez large part. Ce fut un vrai bonheur de m’y remettre. Avec des découvertes à la clé, et non des moindres. Deux exemples : un archiviste de la préfecture de police m’a orienté vers le dossier d’étranger de Missak et, là, découverte et stupéfaction : on avait la trace d’une demande de naturalisation. Complément aux Archives nationales : il a fait deux fois cette démarche, une fois en 1933, une autre en janvier 1940 alors qu’il se trouvait à l’Armée, donc en une période où le PCF, sur ordre de Moscou, considérait qu’il s’agissait d’une guerre inter-impérialiste dont la classe ouvrière n’avait que faire. L’autre exemple est plus général : la numérisation de très nombreuses archives de la répression à la préfecture de police de Paris m’a permis de repérer sans difficulté l’ensemble des actions armées menées à Paris. Rappelons que ces résistants étrangers combattant aussi pour la libération du territoire national ont été repérés, filés, traqués, arrêtés et interrogés par des policiers français travaillant, sur ordre de Vichy, au service de l’Occupant allemand.
Mais une grande découverte s’est faite en marge de ce travail : comme Bruno Roger-Petit, le conseiller mémoire du Président, me demandait de pouvoir retrouver des résistants étrangers afin de les décorer de la Légion d’Honneur, je me montrais circonspect, tant il en restait peu 80 ans après et convaincu qu’ils auraient déjà été honorés, sauf exception. Je pris donc mon bâton de pèlerin et j’ai interrogé les associations. Rien des deux premières. La troisième me dit : notre problème n’est pas là, c’est la reconnaissance par la mention « Mort pour la France ». Je tombe de l’armoire en constatant bientôt que des étrangers et des Français ayant fait exactement la même chose et ayant été fusillés soit comme otages, soit après jugement, n’avaient pas le même sort pour partie d’entre eux. Et je découvrais que, créée en 1915, la mention « Mort pour la France » imposait qu’on fût de nationalité française. Avec la Seconde Guerre mondiale, cela devenait compliqué, alors l’administration a jugé au cas par cas suivant les circonstances et les pressions. Toujours est-il qu’ayant fait remonter l’information, j’eu un accueil positif immédiat, aussi bien de la présidence de la République que du secrétariat d’État aux Anciens combattants. Une première étude portant sur le Mont Valérien, principal lieu d’exécution pendant la guerre, montrait qu’il y avait 185 étrangers sur les quelque 1000 fusillés par les Allemands. La proportion est déjà significative pour illustrer votre première question. Mais sur ces 185, 92 n’avaient pas la mention Mort pour la France. Ils ont obtenu la mention par décision du président le même 18 juin 2023. Et le travail continue bien entendu.
Les enjeux de mémoire sont au cœur de vos travaux de recherche. Quelle a été et quelle est aujourd’hui la place de Missak Manouchian dans la mémoire collective française ?
Denis Peschanski : Ce qui est frappant c’est que grâce à Aragon avec son poème « Strophes pour se souvenir », écrit en 1955 sous le titre très provisoire – autre découverte – « Groupe Manouchian », et à Léo Ferré qui a composé sur ce poème la chanson immédiatement si connue, en 1961, « l’Affiche rouge », Missak Manouchian est entré dans la mémoire collective dès les années 1950, soit une quinzaine d’années avant même d’obtenir la mention Mort pour la France (!) et encore un demi-siècle en plus avant d’être panthéonisé. Il est clair que la cérémonie du 21 février prochain va singulièrement amplifier ce phénomène d’inscription dans la mémoire collective des Français.
Pourquoi l’entrée de Missak Manouchian au Panthéon, accompagné de Mélinée, est-elle si importante à vos yeux, en tant qu’historien, en tant que citoyen ?
Denis Peschanski : La réponse sera très simple et tient dans un double constat qui renvoie évidemment à l’histoire de la mémoire et à la succession des régimes mémoriels sur lesquels je travaille : ce sera le premier résistant étranger à être panthéonisé ; ce sera le premier résistant communiste à être panthéonisé. Il sera en effet accompagné de Mélinée qui fut de ses combats dans la Résistance et forma un couple fusionnel, comme en témoigne la dernière lettre de Missak. Mais comme l’a annoncé Emmanuel Macron, avec lui, ce sont les 22 autres FTP-MOI exécutés suite au même procès et même, au-delà, tous les résistants étrangers qui entrent au Panthéon.
Pour en savoir plus :
Site web « Missak Manouchian au Panthéon » - Unité laïque
« Manouchian - Missak et Mélinée Manouchian, deux orphelins du génocide des Arméniens engagés dans la Résistance française » de Astrig Atamian, Claire Mouradian et Denis Peschanski aux éditions Textuel, à paraître le 8 novembre 2023
Crédits photos et reproductions d'archives :
Exécution du 21 février 1944 au Mont-Valérien : © Amis de Franz Stock - Conservation : ECPAD.
Tract de l'Affiche rouge : Collection AAMRN (Musée de la Résistance Nationale à Champigny-Sur-Marne).
Portrait de Missak Manouchian : Collection AAMRN (Musée de la Résistance Nationale à Champigny-Sur-Marne).
Photos Denis Peschanski : Pascal Levy - Avec l'aimable autorisation du Centre des monuments nationaux, site du Panthéon.