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Crédits photo : Yu Kato sur Unsplash
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The dark side of the Moon

En observant les éclipses lunaires par crainte de l’Apocalypse, les moines du Moyen Âge ont participé involontairement à l’amélioration des connaissances actuelles sur les risques et les impacts climatiques et sociétaux des grandes éruptions volcaniques. C’est notamment grâce à ces observations qu’une équipe scientifique internationale a pu dater avec précision certaines des plus grandes éruptions de l’histoire. Ces travaux de recherche trouvent leur origine en 2012 à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et ont été publiés récemment dans la prestigieuse revue Nature

 

Deviner quel est le fil conducteur entre une éclipse lunaire, des moines du haut Moyen Âge et une éruption volcanique n’apparaît pas, à première vue, forcément évident. La clé de cette énigme se trouve dans la lecture de l’étude publiée en avril dernier dans Nature par une équipe internationale de chercheurs et chercheuses dirigée par l’Université de Genève et dont font partie Sébastien Guillet, ancien étudiant de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, aujourd’hui paléoclimatologue à l'Unige et Franck Lavigne, professeur de géographie physique à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du Laboratoire de Géographie Physique (UMR 8591). Dans une démarche de co-disciplinarité, entre géographie physique et histoire médiévale, les scientifiques ont réussi à dater avec une précision inégalée certaines des plus grandes éruptions volcaniques que le monde n’ait jamais connues.

Tout commence sur les bancs de l’université

C’est en 2012, à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, qu’ont été posés les premiers jalons de cette étude. Sébastien Guillet, alors étudiant en master EDMR, devenu par la suite Dynarisk, s’intéresse dans le cadre de son mémoire, à l’impact des grandes éruptions volcaniques sur le climat et les sociétés des XIIe et XIIIe siècles. Déjà détenteur d’un master en histoire et passionné par la période médiévale, il étudie désormais la géographie physique auprès de Franck Lavigne qui lui propose ce sujet. Analyser les impacts des éruptions du Moyen Âge nécessite d’en connaître les dates exactes, car connaitre la saison d'une éruption permet aux paléoclimatologues de comprendre avec précision comment elles agissent sur les températures et les précipitations, puis provoquent des sécheresses ou des inondations qui perturbent les récoltes, allant jusqu’à provoquer des épisodes de famines.

La datation des grandes éruptions passées peut se déterminer à l'aide de carottes glaciaires prélevées en Antarctique ou au Groenland, avec une précision de l'ordre d'un ou deux ans. A l’instar du paléontologue Yves Coppens qui découvrit la célèbre Australopithèque Lucy en écoutant l’album des Beatles Sgt. Pepper, c’est en écoutant l’album Dark Side of the Moon de Pink Floyd que Sébastien Guillet a eu l’idée de tourner son regard vers la Lune pour pouvoir dater plus précisément ces grandes éruptions.

Les éclipses lunaires sont de couleur rouge, mais pas toujours

Les éclipses lunaires totales se produisent en moyenne deux fois par an, à chaque fois que la Lune se trouve dans l'ombre de la Terre. Généralement, la Lune reste visible et prend une couleur rouge-orange. Mais après une éruption volcanique de très grande ampleur, la quantité de poussières dans la stratosphère est telle que la Lune apparaît très sombre et peut disparaître presque totalement à l’œil nu. On parle alors de « Lune sombre ». Les jours exacts des éclipses totales étant connus, il restait à découvrir lesquelles d’entre elles étaient référencées comme des cas de « Lunes sombres », pour pouvoir, par déduction, estimer la saison d'occurrence la plus probable de l'éruption volcanique. Sa connaissance du latin a permis à Sébastien Guillet d’analyser des textes médiévaux, et notamment les chroniques des monastères où les phénomènes célestes susceptibles d’annoncer des calamités étaient particulièrement scrutés. Ayant à l’esprit l’Apocalypse et sa « Lune rouge sang », les moines étaient en effet très attentifs à la coloration de notre satellite naturel.

La traque des « Lunes sombres » dans les archives historiques du Moyen Âge s’est développée et poursuivie au fil des années par l’examen de centaines d’annales et de chroniques de toute l’Europe, du Moyen-Orient et d’Asie à la recherche de références aux éclipses totales de Lune et à leur coloration. Sur les soixante-quatre éclipses totales qui se sont produites en Europe entre 1100 et 1300, les chroniqueurs en ont fidèlement documenté cinquante-et-une. Dans cinq de ces cas, ils ont rapporté que la Lune était exceptionnellement sombre.

C’est donc en rassemblant ces informations et en les recoupant avec des données issues de l’étude de carottes de glace et de cernes d’arbres, que l’équipe scientifique pluridisciplinaire constituée autour de Sébastien Guillet et Franck Lavigne a pu préciser la date et l’intensité de cinq éruptions majeures. Les résultats de leur étude apportent de nouvelles informations sur une période médiévale connue pour être l’une des plus actives sur le plan volcanique et avoir sans doute contribué au déclenchement du Petit Âge Glaciaire entre la fin du XIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle, qui a vu l’avancée des glaciers européens.

Des conséquences sociétales et environnementales

Mais maintenant qu’elles sont datées avec précision, qu’est-ce-que nous apprennent ces grandes éruptions en matière de climat, de changements environnementaux, de gestion des risques naturels ? Franck Lavigne répond sur ce point : « Les grandes éruptions qui se produisent dans la zone tempérée de l’hémisphère nord ou dans la zone intertropicale affectent fortement le climat de l’ouest de l’Europe. Elles sont en effet à l’origine de printemps et d’étés particulièrement frais et pluvieux qui ont entraîné dans le passé des pertes de récoltes, parfois suivies de famines et d’épidémies, comme ce fut le cas en 1816, surnommée « L’année sans été », ou en 1258 après deux éruptions survenues en Indonésie. Il est à craindre que la prochaine éruption majeure ait les mêmes conséquences sur les récoltes, ce qui est de mauvais augure dans la conjoncture économique actuelle au vu des prix des denrées agricoles. Je suis en train de construire un programme de recherche (Sorb’Rising, UNA Europa, puis ERC) sur cette question et les collègues de Paris 1 Panthéon-Sorbonne intéressés sont les bienvenus, qu’ils soient économistes, historiens, géographes, etc. ! ».

 

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Lire l’étude :
Lunar eclipses illuminate timing and climate impact of medieval volcanism
Direction : Université de Genève
Sébastien Guillet (auteur principal), Christophe Corona, Clive Oppenheimer, Franck Lavigne, Myriam Khodri, Francis Ludlow, Michael Sigl, Matthew Toohey, Paul S. Atkins, Zhen Yang, Tomoko Muranaka, Nobuko Horikawa & Markus Stoffel
Nature - 5 avril 2023