Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne
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Conférence de Michael Sandel à la Sorbonne : une démocratie en péril

Le 26 mai 2025, dans l’amphithéâtre Bachelard de la Sorbonne, près de 200 étudiants et enseignants en philosophie et science politique ont assisté à une conférence exceptionnelle du philosophe américain Michael Sandel. Invité par le Centre d’histoire des philosophies modernes (HIPHIMO – UR 1451), le professeur de philosophie politique de l’université de Harvard a livré une réflexion profonde sur les crises actuelles de la démocratie.

C’est dans un amphithéâtre Bachelard bondé que Michael Sandel a été accueilli par les deux organisateurs de la conférence : Éric Marquer, professeur de philosophie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directeur de l’unité de recherche HIPHIMO ; et Gilles Mentré, inspecteur général des finances et docteur en philosophie (thèse co-dirigée par Éric Marquer et Michael Sandel).

Éric Marquer a souligné le grand honneur qui était le sien d’accueillir à la Sorbonne Michael Sandel, dont la pensée et les ouvrages ont inspiré de nombreux sujets de thèses et d’études partout dans le monde. Il considère Michael Sandel comme « un Socrate de la place publique » pour ses qualités de contradicteur ou « un Rousseau des temps modernes » pour son engagement à promouvoir la justice sociale et sa volonté de « donner un nouveau souffle à la démocratie, au discours et plus exactement à la parole ». Habitué à animer de grandes conférences philosophiques réunissant plusieurs milliers d’auditeurs, le professeur de Harvard a en effet le goût du débat public et maitrise l’art du dialogue socratique, en multipliant dans ses interventions les exemples et les questionnements, afin de stimuler la pensée critique de ses auditeurs. Pour Éric Marquer, le travail de Michael Sandel s’inscrit également dans une philosophie qui traverse les frontières, « les frontières géographiques bien-sûr, mais aussi les frontières disciplinaires, et en particulier la mince frontière qui sépare la philosophie de la science politique ». 

Gilles Mentré a rappelé que cette conférence intervenait à un moment particulier, avec trois faits d’actualité résonnant avec ses écrits. Le conflit entre Harvard et l’administration Trump rouvre le débat sur le recrutement dans les universités américaines, sur lequel Michael Sandel a fait des propositions audacieuses (tirage au sort parmi des candidats pré-sélectionnés). Le vote de la loi sur la fin de vie à l’Assemblée nationale pose la question du débat démocratique sur les questions morales en général et sur le suicide assisté en particulier, sujet sur lequel Michael Sandel s’était confronté à plusieurs philosophies américains (Rawls, Dworkin, Nagel, Scalon, etc.). Enfin, le vingtième anniversaire du référendum sur le projet de constitution européenne rappelle l’importance du débat sur l’articulation entre nos différentes affiliations, locales, nationales et supra-nationales, point central des analyses de Michael Sandel sur le désenchantement démocratique. 

Michael Sandel était visiblement très ému de revenir à la Sorbonne, 35 ans après y avoir été invité pour donner un cours sur les théories libérales : « Durant ce cours, nous avions notamment parlé de la méthode socratique d'enseignement, mais aujourd'hui je ne vais pas donner une conférence socratique, mais une conférence traditionnelle, en partie philosophique et en partie politique » a-t-il précisé.

Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne

Le libéralisme de neutralité en question

Sa conférence s’est donc articulée en deux parties, l’une « pour expliquer pourquoi la démocratie est aujourd’hui en difficulté , et une autre « pour tenter d’expliquer le lien entre les raisons pour lesquelles la démocratie est en difficulté, et les idées philosophiques qui ont alimenté la pratique démocratique dans les sociétés occidentales, au cours des dernières décennies ». 

Pour expliquer ce lien, Michael Sandel a tout d’abord exposé sa critique philosophique du libéralisme dans laquelle il s’est engagé depuis son premier livre, « Liberalism and the Limits of Justice » (Le libéralisme et les limites de la justice). Selon le philosophe, ce lien découle de deux piliers du libéralisme moderne qui ont façonné la politique dominante dans les sociétés démocratiques : « Le premier est lié à la foi dans le marché, à la version néolibérale de la mondialisation. Le second est lié à une philosophie publique connexe, qui a trait aux idées méritocratiques de la réussite ». Ces deux piliers, selon lui, ont contribué à creuser les inégalités et nourrir les ressentiments populaires alimentant le populisme. 

Michael Sandel a formulé une critique appuyée du libéralisme dit « neutre », qui prône une justice détachée des conceptions morales et spirituelles qui constituent pour chacun un idéal de vie, « la vie bonne » (the good life), défini par John Rawls en 1971. « Dans mes travaux sur la justice et les limites morales des marchés et sur la tyrannie du mérite, j'ai critiqué la version du libéralisme qui soutient que dans les sociétés pluralistes, où les gens ne sont pas d'accord sur la vertu, sur les questions morales et spirituelles, nous devrions aspirer à nous gouverner par des principes de justice qui sont neutres par rapport à ces conceptions concurrentes de "la vie bonne" » a précisé Michael Sandel. Selon lui, cette neutralité, qui évite une discussion morale portant sur le bien commun, appauvrit le débat et crée un vide susceptible d’être comblé par des idéologies extrêmes, « des moralismes étroits et intolérants », qui s’inscrivent dans le fondamentalisme ou le nationalisme exacerbé : « Je crains depuis longtemps qu'une vie publique façonnée ou animée par la conception libérale de la liberté, au nom du respect du pluralisme, demande aux citoyens de laisser leurs convictions morales et spirituelles à l'extérieur lorsqu'ils entrent sur la place publique. Cela crée une béance dans le discours, un vide moral qui, tôt ou tard, sera comblé. C'est ce qui me préoccupe, et il me semble que c'est ce qui s'est passé, si l'on considère le péril de la démocratie face aux arrangements politiques et économiques façonnés au cours des quatre ou cinq dernières décennies ». Il a repris l’exemple du suicide médicalement assisté, mais également de la recherche sur les cellules-souches, qui constituent des questions morales ne pouvant être abandonnées à la seule expertise technique. 

Michael Sandel y voit une des causes du dépérissement démocratique : une vie publique affaiblie par l’absence de sens moral partagé. Cette absence crée un « vide » que ne peut remplir le marché. Faute d’un consensus sur la manière d’évaluer les biens communs, l’idéologie néo-libérale a promu le marché comme mécanisme « neutre », engendrant en retour une « corruption » de ces valeurs. Face à cette crise axiologique, Michael Sandel défend une réappropriation démocratique du débat sur les valeurs et une conception plus civique de la liberté, fondée sur la participation active des citoyens à la délibération collective.

Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne

Une critique de l’idéologie méritocratique

Michael Sandel a également exposé sa critique du principe de la méritocratie, inhérent au libéralisme. Selon lui, pendant des décennies le fossé entre les « gagnants » et les « perdants » s'est creusé, « empoisonnant notre politique, nous séparant les uns des autres ». Pour le philosophe, ce fossé s'explique en partie par les inégalités croissantes de revenus et de richesses engendrées par la mondialisation néolibérale, mais pas seulement : « Il s'agit également de l'évolution des attitudes à l'égard de la réussite. Ceux qui arrivent au sommet, les gagnants de la mondialisation, en sont venus à croire que leur succès est uniquement de leur propre fait, et que ceux qui sont laissés-pour-compte, doivent aussi mériter leur sort. » Pour lui, le problème de la méritocratie n’est pas qu’elle soit imparfaitement appliquée, « Le problème se trouve dans le principe même de la méritocratie », a-t-il affirmé, dénonçant les effets corrosifs de cette dernière sur le bien commun. « La méritocratie a un côté sombre. Car même pleinement réalisée, c’est-à-dire où tout le monde aurait réellement commencé la course avec une égalité des chances équitable, la méritocratie ne suffirait pas à créer une société juste. Elle suscite l'orgueil des gagnants et l'humiliation des laissés-pour-compte ».

Basculant explicitement de la philosophie à la science politique, Michael Sandel a conclu en analysant comment l’incapacité des Démocrates américains à entamer cette double critique du néo-libéralisme et de la méritocratie a laissé le champ libre au populisme des Républicains et conduit à la crise démocratique actuelle. 

La conférence de Michael Sandel a engendré de nombreuses questions et un débat engagé avec les étudiants et étudiantes autour notamment de la conception libérale de la liberté. Les échanges ont également porté sur la montée du populisme due à des griefs non résolus, en particulier parmi les classes populaires, sur la transposition de l’analyse américaine à la situation française (compte tenu notamment des différentes traditions de la gauche française) et sur la possibilité de remplir le vide laissé par l’absence de débat sur les valeurs par une nouvelle proposition politique. 

À l’heure où certaines démocraties traversent des turbulences multiples, la voix de Michael Sandel résonne comme un appel à repenser les fondements moraux des sociétés et à plus de respect et de solidarité.

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Pour en savoir davantage :
•    Cours « Justice » de Michael Sandel sur le site justiceharvard.org
•    Site web de Michael Sandel, Harvard University