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Au cœur du langage pictural de Jean-Baptiste Oudry

Claire Betelu est maître de conférences en histoire de l’art et restauratrice de peinture. Elle concilie recherche et restauration dans le cadre d’un projet qu’elle consacre à l’étude de la pratique picturale de Jean-Baptiste Oudry, grand maître de la peinture animalière du XVIIIème siècle auprès du roi Louis XV. Elle nous reçoit dans son atelier de restauration éphémère au château de Chantilly, où elle restaure et étudie deux toiles conservées au sein du musée Condé.

Claire Betelu enseigne à l’École d’histoire de l’art et d’archéologie de Paris 1 Panthéon-Sorbonne où elle dirige la mention conservation-restauration des biens culturels (CRBC) incluant les parcours de masters RBC, C2P et HTAR. Conservatrice-restauratrice en peinture, elle est habilitée à travailler sur les collections muséales et mène ses recherches au sein de l’unité de recherche Histoire culturelle et sociale de l’art (HiCSA / UR 4100) de Paris 1 Panthéon Sorbonne.

Ses travaux de recherche sur la technique picturale de Jean-Baptiste Oudry démarrent en 2018/2019 dans le cadre du projet PictOu qu’elle mène en collaboration avec Dorothée Lanno, alors en contrat postdoctoral. Le projet s’inscrit dans un partenariat entre le Domaine d’intérêt majeur (DIM) Matériaux anciens et patrimoniaux (MAP) de la région l'Île-de-France, l’HiCSA de Paris 1 Panthéon Sorbonne, le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) et des collaborations avec le laboratoire d’archéologie moléculaire et structurale (LAMS), le musée de la Chasse et de la Nature, le Château de Fontainebleau et le Château de Chantilly.

L’intérêt de Claire Betelu pour Jean-Baptiste Oudry trouve son origine dans l’étude des Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture : « Nous cherchions à savoir si dans leurs discours, les peintres du XVIIIème siècle intégraient les questions liées à la restauration des œuvres et au processus de dégradation des matériaux. Nous avons constaté qu’un seul d’entre eux avait donné une conférence sur la technique picturale, il s’agissait de Jean-Baptiste Oudry ».

Le roi de la peinture animalière

Jean-Baptiste Oudry (1686-1755) est surtout connu pour les œuvres qu’il a réalisées dans le cadre de nombreuses commandes royales entre 1725 et 1755. Il s’agit de scènes animalières et de représentations d’animaux sauvages, domestiques et exotiques qu’il représente dans des attitudes expressives et très réalistes. À la demande de Louis XV, il a également réalisé de grandes scènes de chasse, passe-temps favori du souverain, et surtout des portraits de ses chiens qu’il chérissait. Jean-Baptiste Oudry a occupé le poste de directeur de la manufacture royale des Tapisseries de Beauvais à partir de 1734 et a été nommé professeur à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1743.

Énoncés à la fin de sa carrière, les écrits de l’artiste rendent compte de son expérience de peintre, mais également d’une profonde connaissance des productions de ses contemporains et de ses prédécesseurs. Il accorde une attention particulière à leur évolution matérielle, arguant l’importance des choix techniques de l’artiste pour leur bonne conservation. Pour Claire Betelu, ces écrits sont remarquables à plusieurs titres : « Cette conférence est très instructive, d’une part car il y décrit le processus de création pictural étape par étape, et d’autre part, ce qui m’a semblé beaucoup plus intéressant, il donne ces informations dans la perspective de conseiller les jeunes artistes pour prévenir la dégradation de leurs tableaux. Concrètement, il leur rappelle par exemple, que certains pigments sont fugaces à la lumière, c’est-à-dire qu’ils ne résisteront pas à l’épreuve du temps, ou que la combinaison de deux pigments va entrainer telle ou telle altération. Autre exemple, il suggère de préférer des préparations huileuses à celles de nature aqueuse ou en émulsion. Les préparations à l’huile sont plus souples et permettent de rouler la toile sans altérer le film peint lorsqu’elle est transportée ».

L’objet du projet de recherche PictOu est de mettre en regard les mots d’Oudry et la matérialité de ses œuvres. Il s’agit d’examiner les caractéristiques matérielles de la production du peintre, puis de les confronter à ses conférences et autres sources écrites afin de mesurer l’intégration de ses constats dans sa propre pratique : « Une étude similaire avait été menée par le Getty Center de Los Angeles sur trois très grands formats de Jean-Baptiste Oudry. Pour nous, le but était de travailler sur les collections françaises. Le contrat postdoctoral de Dorothée Lanno a permis de constituer un premier corpus d’étude et d’étudier la documentation (dossiers d’œuvre, rapports de restauration) liées à ce premier corpus. L’idée était de réunir dans ce projet les institutions comptant des œuvres d’Oudry dans leurs collections et des laboratoires d’analyse comme le LAMS et le C2RMF qui possèdent la technologie nécessaire pour des études poussées de la matérialité des œuvres ».

L’analyse de la production du peintre porte une attention particulière à l’état de conservation et au parcours patrimonial de ses œuvres, dans la mesure où ces paramètres conditionnent la qualité des informations technologiques recueillies. En tant que restauratrice, Claire Betelu en a fait le constat lors d’opérations de restauration : « J’ai eu la chance de restaurer des tableaux d’Oudry et de François Desportes, autre grand peintre animalier du XVIIIème. J’ai constaté, dans certain cas, des états de conservation assez catastrophiques, sans doute liés à la nature de la couche de préparation. C’est ce constat de conservatrice-restauratrice, qui m’a aussi amené à m’intéresser à ce sujet ». De plus, le champ disciplinaire de l’histoire de l’art qui concerne la technologie de l’art fait état de nombreuses publications scientifiques sur la peinture flamande, italienne ou anglaise. C’est beaucoup moins le cas pour la peinture française de cette époque. Un intérêt supplémentaire pour Claire Betelu de s’intéresser à l’étude du peintre.

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Approcher le processus créatif de l’artiste

L’étude d’une pratique picturale consiste à déceler et analyser le processus créatif d’un peintre : « D’un côté, il s’agit de comprendre quels sont les matériaux utilisés, comment est-ce que l’artiste les met en œuvre, mais aussi dans quel contexte il fait ses choix. Il s’agit également de comprendre le langage pictural du peintre, de déterminer les séquences de travail, comment il construit son projet, comment il monte sa peinture, les travaux préparatoires, etc. Pour un peintre du XVIIIème il s’agit aussi de déterminer quelle couleur de fond il a choisi pour sa toile et quels effets elle va avoir sur sa touche ».

Le travail de restauration que Claire Betelu effectue en ce moment au Château de Chantilly nourrit son travail de recherche. Ces restaurations lui permettent d’approcher au plus près des œuvres et de déployer une méthodologie d’étude propre à son métier : « On passe en premier lieu par une phase d'observation à l'œil nu. On peut observer l’état général de conservation du tableau, on peut voir s’il a déjà été restauré, si oui dans quelle mesure. Ces moments privilégiés où je peux être « collé » au tableau me permettent de le regarder sous lumière naturelle, sous lumière rasante ou sous rayonnement ultraviolet (UV) pour localiser les repeints. La phase suivante concerne l’utilisation d'outils technologiques mobiles, comme un microscope numérique miniature ou un système de réflectographie infrarouge. Ces outils permettent d’observer à une échelle microscopique le film peint, de détecter la présence de certains matériaux ou de changements de composition. L’ensemble conduit à reconstituer le processus pictural, la construction des figures, le jeu de la touche ».

Au Château de Chantilly, Claire Betelu restaure deux œuvres de Jean-Baptiste Oudry appartenant aux collections du musée Condé : l’hallali du renard et l’hallali du loup, toutes deux commandées par Louis XV en 1724 et terminées 1725 : « Ces deux toiles qu’Oudry a peint au début de sa carrière, puisqu’elles font partie de ses premières commandes royales, sont un très bon terrain de recherche pour mon projet. En tant que peintre animalier, Oudry a donné notamment des explications dans ses conférences sur la manière de peindre les plumes et les poils des animaux. En l’occurrence sur l’hallali du loup, je vais pouvoir confronter ses écrits, à l’examen pictural des pellages que je vais effectuer sur la toile. De plus, l’œuvre comporte des altérations dues certainement à des défauts de mise en œuvre. C’est donc aussi l’occasion pour moi, toujours en reliant sa technique et ses écrits, d’analyser l’évolution de sa pratique sur 30 ans, jusqu’à son décès en 1755, notamment ses procédés et le choix de ses matériaux ».

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La réflectographie infrarouge pour regarder l’invisible

Les évolutions technologiques permettent une meilleure connaissance des œuvres d'art et sont utiles à leur étude et à leur restauration. Afin de pourvoir observer la matérialité des peintures d’Oudry à des échelles macroscopiques et microscopiques, Claire Betelu a acquis un équipement technologique mobile obtenu grâce à un financement du DIM PAMIR de la région Île-de-France dans le cadre d’un projet qu’elle a intitulé « RIR-Peint ». Cet équipement permet d’observer les peintures de chevalet grâce à un système de réflectographie infrarouge. L’interprétation de l’image transmise par l’appareil lors de l’examen d’un tableau conduit à une première interprétation quant à la présence de certains pigments. Elle révèle également l’éventuelle présence de dessin sous-jacent au noir de carbone, elle met en lumière les repentirs, les changements de composition opérés au cours du travail pictural.

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En peinture, un repentir est une partie du tableau recouverte volontairement par le peintre. Il peut s'agir de masquer ou de faire apparaître des personnages ou des objets ou de modifier leur aspect et leur position. Le système de réflectographie infrarouge a permis de révéler un changement opéré dans le parcours patrimonial d’une œuvre d’Oudry représentant les chiens de chasse du roi « Dans cette série, les tableaux ont la particularité d’afficher les noms des chiens de Louis XV en lettres dorées sous chacune de leur représentation, un peu comme une légende. Nous avons pu voir, grâce au dispositif RIR-Peint, que les lettres d’origine ont été recouvertes pour être déplacées, certainement dans le cadre d’un changement de format de la peinture ».

Gredinet
Zone du tableau Gredinet et Charlotte (château de Fontainebleau) vue à l’œil nu
Gredinet
Image générée par la réflectographie infrarouge

Les suites du projet

La restauration des deux toiles va s’étaler jusqu’en décembre 2023. Ces travaux s’inscrivent notamment dans le cadre d’une exposition consacrée à Jean-Baptiste Oudry qui se tiendra au musée Condé du château de Chantilly, en partenariat avec le château de Fontainebleau, du 1er juin au 6 octobre 2024 (voir encadré ci-dessous). Claire Betelu et ses partenaires vont continuer leurs recherches et analyses dans le cadre du projet PictOu : « Dans un premier temps, nous allons terminer l’analyse de l’ensemble des informations collectées à Chantilly tant au cours de la restauration que dans le cadre des missions d’analyse. Nous allons proposer une synthèse dans le catalogue de l’exposition de Chantilly. 2024 sera consacrée à l’étude des documents d’archive relatifs à ses activités de directeur des manufactures royales de tapisseries. Nous voudrions comprendre plus précisément la nature de ses fonctions et surtout le rôle qu’il a joué dans la conservation des cartons de tapisserie et le choix des matériaux de tissage qui faisaient partie de ses prérogatives. Par la suite, nous espérons conduire un nouveau partenariat avec une institution détentrice d’une collection représentative d’une phase de la production de Jean Baptiste Oudry ».

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OUDRYMANIA : Fables, chasses et animalités

Le musée Condé du château de Chantilly et le château de Fontainebleau présenteront du 1er juin au 6 octobre 2024 une exposition consacrée à Jean-Baptiste Oudry.  Les toiles de l’hallali au renard et l’hallali au loup, restaurées et analysées dans le cadre du projet PictOu, y seront présentées sous un jour nouveau. L’hallali au chevreuil, conservée au musée des Beaux-Arts de Rouen depuis 1820, sera prêtée au château de Chantilly afin de reconstituer dans son intégralité le triptyque cynégétique commandé à Oudry par le prince de Condé en 1724. Un ensemble d’une quarantaine d’illustrations des fables de La Fontaine conservées en mains privées et largement inédites, sera présentée au public. L’exposition réunira également un aperçu des multiples « produits dérivés » qui témoignent d’une « Oudrymania », d’un succès ininterrompu des œuvres d’Oudry qui font l’objet de nombreuses adaptations dans les arts décoratifs (panneaux de boiserie, dessus de portes, garnitures de fauteuil, ornementation de services ou de surtouts de tables en porcelaine). Le château de Fontainebleau, présentera les œuvres monumentales des Chasses Royales réalisées par l’artiste à la lumière de leur récente restauration.
Commissariat de l’exposition : Baptiste Roelly, conservateur du patrimoine au musée Condé avec la collaboration d’Oriane Beaufils, conservatrice du patrimoine au château de Fontainebleau.

> Musée Condé – Château de Chantilly


À propos du projet PictOu : La synthèse documentaire réalisée par Dorothée Lanno, post-doctorante à l’HiCSA en 2018-2019 financée par le DIM-MAP Ile-de-France, avait notamment permis de dégager un corpus à même d’éclairer la technique de Jean-Baptiste Oudry. Le projet s’était alors consacré en 2018-2019 à l’étude iconographique, patrimoniale et matérielle du cycle les Quatre saisons conservé au château de Versailles. L’examen des œuvres s’était déroulé au centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF) sous la tutelle de Claire Gerin-Pierre, conservatrice en chef du patrimoine. En 2020-2021, à l’occasion du chantier des collections du musée de la Chasse et de la Nature (mCN), un ensemble des portraits d’animaux peint par Oudry a été étudié. Soutenue par le DIM-MAP Ile-de-France, dans le cadre du projet RIR-Peint, cette séquence de recherche a réuni Johanna Salvant et Eric Laval, ingénieurs de recherche au C2RMF, Claire Betelu et Karen Chastagnol, alors conservatrice adjointe au mCN. En 2021-2023, une nouvelle phase du projet a permis l’étude, la restauration et l’examen des portraits de chiens du Roi du château de Fontainebleau dans le cadre de l’exposition Cave Canem. Cette phase a réuni Oriane Beaufils, conservatrice de peinture, Laurence de Viguerie, chargée de recherche au LAMS. L’étude des tableaux de Chantilly a été possible grâce à la collaboration de Baptiste Roelly, conservateur du patrimoine et Laurence de Viguerie. Claire Betelu a coordonné l’ensemble de ces phases et réalisé l’examen des œuvres et, en partie, leur restauration. Site internet du projet PictOu - Présentation du projet RIR-Peint

 

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Crédits photos et reproductions d'archives :

Photos : Pascal Levy, Paris 1 Panthéon-Sorbonne - Avec l'aimable autorisation du musée Condé du château de Chantilly.
Photos « Gredinet et Charlotte » : images générées par le système de réflectographie MIR 10 NEW.
Portrait de Jean-Baptiste Oudry : Jean Baptiste Perroneau, Jean-Baptiste Oudry, Peintre, Paris, musée du Louvre, inv 7158 ©RMN - Franck Raux