Charlotte Duvette, à la croisée de l’histoire de l’art et des humanités numériques
Charlotte Duvette est postdoctorante à l’Institut national d'histoire de l'art où elle poursuit ses travaux de recherche en histoire de l’architecture entamés dans le cadre de son master puis de son doctorat à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Historienne de l’art et de l’architecture, elle dirige le projet Richelieu. Histoire du quartier pour lequel elle a obtenu le prix jeunes chercheurs Science ouverte des données de la recherche 2023 dans la catégorie réutilisation de données.
Sa thèse, soutenue en 2022 à Paris 1 Panthéon-Sorbonne a reçu en 2023 le Prix Lambert décerné par la Fondation Sauvegarde de l’Art Français et le second prix de l’Académie d’Architecture. Enseignante vacataire à Paris 1 Panthéon-Sorbonne ainsi qu’à l’ENSA Paris-La-Villette et à l’université de Lille, elle est chercheuse associée à l’unité de recherche HICSA Histoire culturelle et sociale de l'art (UR 4100) et membre du consortium Huma-num Projets Time Machines.
Pouvez-vous nous présenter votre parcours universitaire ?
Charlotte Duvette : Après deux licences histoire-droit et histoire de l’art à l’université de Lille je me suis tournée vers le master histoire de l’architecture de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. J’ai commencé à me spécialiser sur l’étude des évolutions urbaines et architecturales de Paris, d’abord à travers un sujet ancré dans l’actualité patrimoniale, l’analyse des îlots transformés par l’aménagement des magasins de la Samaritaine. Je me suis ensuite intéressée au percement de la toute proche rue de Rivoli sous le Premier Empire, des recherches valorisées dans le cadre de l’exposition Napoléon et Paris : une capitale pour l’Europe au musée Carnavalet, et à travers des publications. J’ai continué à me spécialiser sur l’analyse de la relation entre les transformations urbaines et l’architecture ordinaire parisienne autour de 1800, dans le cadre de ma thèse dirigée par Jean-Philippe Garric pour laquelle j’ai obtenu un contrat doctoral.
Sur quoi portent vos travaux de recherche ?
Charlotte Duvette : Mes recherches de doctorat consistaient principalement en un travail d’archives et de fouille d’images, au croisement de plusieurs disciplines. Il s’agissait de mettre à jour nos connaissances sur les lotissements parisiens, la nature en ville et la maison urbaine, une forme d’architecture domestique peu connue. Cette thèse a permis d’éclaircir les différentes manières dont les particuliers appréhendaient le tissu urbain, de réévaluer le rapport entre la société, les usages et la culture des constructeurs et des commanditaires au seuil du XIXe siècle. Un travail récompensé par le Prix Lambert 2023 et le second prix de l’Académie d’Architecture 2023. Depuis 2021 mes recherches se poursuivent dans le cadre de la direction du projet Richelieu. Histoire du quartier, notamment à travers une histoire culturelle de la ville et de l’architecture. Par exemple, la manière dont les activités commerciales investissent l’espace de l’architecture domestique contrainte de se renouveler, sujet d’un article à paraître chez B42 : Enquête de nouveautés, la mode à l’épreuve de bâti (1820-1850). Les savoir-faire de la mode : géographies, sous la direction d’Emilie Hamen de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Quel est l’objet du projet Richelieu. Histoire du quartier que vous dirigez ?
Charlotte Duvette : « Richelieu » est un nom d’usage appliqué à l’étude du secteur situé au croisement des Ier, IIe et IXe arrondissements, qui, depuis 2021, est analysé à travers trois corpus composés de sources numérisées : iconographique, cartographique et textuel. Un des postulats du projet est que l’analyse des transformations d’un espace urbain nous renseigne sur l’évolution de la ville elle-même : il est fondamental d’avoir une approche historique transdisciplinaire pour savoir ce qui « fait quartier », à savoir s’intéresser à ses occupations humaines et architecturales, ainsi qu’à ses principaux secteurs d’activités. Le parti principal est donc de proposer une autre définition du « quartier » par une relecture de l’historiographie, en interrogeant la construction mentale de la ville du XIXe, et en croisant ses aspects urbains, architecturaux, économiques, sociaux, culturels et symboliques au prisme d’images hétérogènes. Ce regard porté sur le quartier nous renseigne sur la formation de Paris en tant que capitale culturelle.
Le projet comporte un volet numérique Rich.Data, en quoi consiste-t-il ?
Charlotte Duvette : "Rich.Data" est pensé comme un analogue numérique des questionnements de recherche du projet Richelieu. Il s'agit, à partir de sources cartographiques, iconographiques et textuelles de développer une plateforme en ligne qui soit à la fois une restitution de celles-ci et un outil de recherche qui permette de croiser les données sur la ville et d'étudier son évolution. "Rich.Data" prend donc son point de départ dans des recherches historiques, puisque le corpus de plus de 3900 ressources iconographiques et cartographiques est produit manuellement ; il se complète de millions de lignes de texte produites par reconnaissance automatique de caractères (OCR). Ces sources sont à la base d'une chaîne de traitement complète, qui passe par la création d'une base de données et le développement d'une application Web qui y donne accès. Les sources sont également le support de plusieurs restitutions de la ville, via des modèles 3D (Place de la Bourse) et une cartographie numérique.
Sur quelles technologies, outils et standards numériques vous appuyez-vous pour traiter et centraliser vos ressources ?
Charlotte Duvette : Un parti pris fort depuis le début de "Rich.Data" est le choix de faire de la science ouverte. Cela veut dire produire de la donnée ouverte et réutilisable, suivant les principes FAIR ; mais un autre enjeu est également de construire des outils ouverts. C'est pourquoi toute la chaîne de traitement du projet est disponible sur un dépôt de code Gitlab et réutilisable sous licence libre (GNU GPL 3.0). Au niveau des données, notre position est d'utiliser des formats ouverts et largement adoptés par la communauté de chercheuses et chercheurs en humanités numériques, afin de garantir la réutilisabilité des données. La colonne vertébrale technologique du projet est donc le IIIF : ce standard de partage des ressources iconographiques nous permet de ne pas héberger des images, mais plutôt d’agréger celles produites par plusieurs bibliothèques numériques publiques. C’est une manière de garantir la traçabilité de la donnée jusqu'à sa source.
Ces données seront-t-elle accessibles à tous ? et sous quelle(s) forme(s) ?
Charlotte Duvette : La science n'est ouverte que dans la mesure où elle est accessible. Le partage et la réutilisation des données sont donc des problématiques centrales pour nous. Les données textuelles que nous produisons en propre seront donc accessibles sous licence libre (CC-BY 4.0) via une API REST. Celle-ci sera intégrée à la plateforme du projet et donnera donc un accès rapide à la donnée brute pour un public technique. Pour garantir sa réutilisabilité, le modèle de données de l'API s'alignera sur le Dublin Core. Pour ce qui est des fichiers plus lourds, comme les modèles 3D et le SIG produit sur le quartier, ils seront déposés sur la plateforme Nakala, et donc accessibles sur le long terme. Le projet traite de nombreux types de données, nos choix se sont donc portés sur des formats qui soient ouverts et qui puissent être le plus utiles possible à la communauté scientifique : GeoJSON pour les données spatiales, GeoTIFF, JPG et PNG pour les images, JSON, dumps CSV et SQL pour les données textuelles.
Votre projet se situe à la convergence de la technologie et des humanités, quel regard portez-vous sur les conditions de production et de diffusion des savoirs à l’ère du tout numérique ?
Charlotte Duvette : Avec un intérêt institutionnel qui se confirme pour les humanités numériques et les progrès récents de l'intelligence artificielle, nous sommes à un moment charnière. Toujours plus de projets innovants sont lancés, et grâce à des initiatives comme le prix de la science ouverte, leurs résultats sont plus accessibles et réutilisables. Cependant, avec la fascination pour le numérique, c'est le volet humain de la donnée qui a tendance à être invisibilisé : le temps de travail incompressible à la production de la connaissance, qui est le soubassement de tout projet de recherche.
À propos de la thèse de Charlotte Duvette (ORCID : 0009-0000-1109-678X)
Intitulé de la thèse : « Les transformations de Paris étudiées à travers l’évolution de la maison urbaine de 1780 à 1810 : projets, publications et réalité bâtie » (2014-2021) ». Directeur de thèse : Jean-Philippe Garric. Laboratoire de rattachement : HICSA Histoire culturelle et sociale de l'art (UR 4100). École doctorale de rattachement : École doctorale Histoire de l'art (ED 441). Financement : Contrat doctoral Paris 1 Panthéon-Sorbonne ED 441 et Bourse de la Fondation Napoléon.
À propos du projet Richelieu. Histoire du quartier
Organismes porteurs : Institut national d’histoire de l’art (INHA), Bibliothèque nationale de France (BnF), École nationale des chartes (Enc), Centre allemand d’histoire de l’art (DFK), Centre Chastel, École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Partenaires : Banque de France (BdF), Fondation des Sciences du Patrimoine (FSP), Caisse des dépôts. Durée du projet : de 2018 à 2024. > Site web : https://quartier-richelieu.inha.fr/
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Crédits photos :
Photo de couverture : Pascal Levy, Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Photo centrale : Charlotte Duvette et Paul Kervegan, ingénieur d’études en charge des développements numérique du projet Rich.Data avec leur prix Science ouverte des données de la recherche 2023. Crédits : Institut national d'histoire de l'art (INHA)