Chaire Santé-SHS : appréhender les enjeux sanitaires des sociétés contemporaines
La première journée d'étude sur le thème « Respirer » s’est tenue le 24 janvier au Campus Condorcet. Retour sur l’événement et entretien avec Judith Rainhorn, titulaire de la Chaire Santé-SHS de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Les débats et enjeux sociétaux sur les thématiques de la reproduction humaine, de la fin de vie, des solidarités sanitaires, territoriales et intergénérationnelles, de la pollution, du handicap, ou encore de la souffrance au travail sont autant de questions fondamentales sur lesquelles les sciences humaines et sociales (SHS) sont légitimes à apporter une expertise utile et opérationnelle. En créant la Chaire Santé-SHS au lendemain de la pandémie de Covid-19, Paris 1 Panthéon-Sorbonne a souhaité se positionner sur ces débats et fédérer ses actions de recherche en interrogeant et appréhendant les enjeux sanitaires de nos sociétés : les inégalités sociales de santé à différentes échelles, l’évolution des savoirs scientifiques, les liens de ces savoirs avec l’expertise et la prise de décision politique en matière sanitaire.
Portée par Judith Rainhorn, professeure en histoire sociale contemporaine, spécialiste de l’histoire des sociétés urbaines, de l’environnement et de la santé au travail, la Chaire Santé-SHS est cofinancée par l’université et le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Elle est hébergée sur le Campus Condorcet, au sein du Centre d'histoire sociale des mondes contemporains (CHS / UMR 8058).
Un projet fédérateur et transdisciplinaire
La chaire a comme objectifs de cartographier, visibiliser et faire dialoguer les recherches menées sur la santé dans les différentes disciplines présentes à l’université : de l’économie de la santé à la géographie et aux sciences environnementales, du droit à la sociologie, de l’histoire de la santé et de l’environnement à la démographie, de la philosophie aux arts. Plus largement, le projet s’appuie sur le riche écosystème de l’université pour susciter des rencontres et travaux commun avec les structures du Campus Condorcet - notamment les recherches menées à l’INED, à l’EHESS et à travers la Plateforme SHS-Santé - les chercheurs et chercheuses de Sorbonne Alliance et les membres de l’université européenne Una-Europa, au sein de laquelle la santé est une thématique prioritaire, via son volet One-Health. Au-delà du monde académique, des collaborations sont envisagées avec des groupements professionnels et associatifs ainsi qu’avec les praticiens de la société civile.
Respirer
Les activités de la Chaire Santé-SHS s’articulent autour de deux cycles d’événements scientifiques : Un séminaire mensuel « Histoire, Sciences sociales et Santé : Sources, Objets et Méthodes » et deux journées d'études interdisciplinaires intitulées « Respirer », où l’air et la respiration constituent un terrain commun de réflexion transversale. La première journée s’est tenu le 24 janvier dernier au Campus Condorcet, en partenariat avec le Centre Alexandre-Koyré (CAK) et le Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (CHS). Historiennes, spécialiste de littérature, sociologue, médecin anesthésiste-réanimateur ont constitué le panel d’intervenants et d’intervenantes qui ont accepté de se prêter au jeu de cette journée « un brin expérimentale », comme l’a qualifiée Judith Rainhorn. Avec l’ambition de faire dialoguer l’histoire avec les autres sciences humaines et sociales, ainsi qu’avec d’autres disciplines comme la biologie, la médecine, la toxicologie, etc, cette première journée d’étude souhaitait ouvrir la réflexion sur la notion de respiration entre le XVIIIe et le XXIe siècle et sur ses implications en termes de savoirs et de transformations sociales. « Envisager la respiration comme objet historique permet d’articuler plusieurs champs, de l’histoire de la santé à celle des sciences, des techniques et de l’environnement, sans négliger la place de l’histoire sociale et politique pour replacer la question des interactions sociales au cœur de notre réflexion commune » a précisé Judith Rainhorn en introduction de la journée.
Animée par Bruno Strasser, biologiste et historien à l’Université de Genève et porteur du projet Breathing Modernities: Masks, Industry, and Toxic Environments (1830s-1970s), la matinée a vu les interventions de Marie Thébaud-Sorger (Centre Alexandre-Koyré, EHESS-CNRS-MNHN) sur l’histoire des interactions entre l’air et les corps à la période moderne, d’Érika Wicky (Université Grenoble-Alpes) qui mène des recherches en smell studies sur l’histoire olfactive de la peinture, entre odorat et empoisonnement et de Marielle Macé (Centre de recherches sur les arts et le langage, EHESS) qui a proposé une réflexion politique et littéraire intitulée « Parler pour Respirer ».
Dans l’après-midi, animée par Charles-Antoine Wanecq (postdoctorant sur le projet « Masques. Le masque de protection faciale : histoire d’un dispositif socio-technique entre épidémie, science et société » (CNRS-CHS)), Léa Delmaire, (CHS, Chaire Santé-SHS) a proposé une communication sur la question de l’air pur dans les politiques de lutte contre la tuberculose en Turquie entre 1945 et 1975. Cyril Goulenok (Université Gustave-Eiffel-Université Paris-Est Créteil) a présenté ses travaux sur la naissance de la réanimation dans les années 1950, lorsqu'apparaissent les premières assistances respiratoires pour les sujets atteints de poliomyélite. Justyna Moizard-Lanvin (Université Paris Cité) est quant à elle intervenue sur le renouvellement des mobilisations citoyennes contre la pollution de l’air à l'ère du numérique.
Ces différentes interventions ont illustré une période de l’histoire pendant laquelle les discours savants des chimistes, des hygiénistes et des médecins se sont articulés à ceux des industriels, des politiques et des populations pour définir et catégoriser la respiration. Pour Judith Rainhorn, les savoirs sur l’air et les conceptions savantes de la respiration ont très largement modelé les comportements sociaux des populations : « L’air que l’on inspire et expire, le souffle, est un matériau éminemment social, qui contribue à fabriquer l’espace que l’on habite, l’environnement où l’on travaille et où l’on se déplace, environnement que nous avons en commun. En effet, outre qu’il est un élément vital, il est aussi l’une des dernières (la dernière ?) choses que l’on partage gratuitement, et que l’on co-produit […] Si l’air est invisible, certains phénomènes comme les brouillards ou les fumées rendent en effet sensible sa toxicité et révèlent les tensions qui traversent les sociétés humaines. Les conflits autour de cette mise en commun de l’air sont un révélateur des inégalités sociales à différentes échelles. C’est le sens du « droit universel à la respiration » théorisé par Achille Mbembe (article AOC en 2020) et qui n’est rien d’autre qu’un droit universel, dans tous les recoins du monde, à exister et à se déplacer ».
Les réflexions et échanges de la journée se sont clôturés en musique avec « solo de soufflante », une performance de la saxophoniste et flûtiste de jazz Léa Ciechelski. La seconde journée d’étude, qui se déroulera le mardi 28 mai prochain, envisagera de manière plus spécifique la question des dispositifs respiratoires articulée à celle des espaces, dont la qualité et le renouvellement de l’air sont pensés et discutés par les sphères savantes et par les sociétés qui les occupent.
Pour en savoir plus sur la Chaire Santé-SHS et ses prochains événements :
https://sante-shs.pantheonsorbonne.fr/
Entretien avec Judith Rainhorn, titulaire de la Chaire Santé-SHS
Sur quoi portent vos recherches actuelles ?
Judith Rainhorn : Les recherches que je mène depuis une dizaine d’années désormais se situent à l’intersection entre l’histoire des villes, l’histoire du travail et l’histoire de la santé. Dans mon dernier livre, je me suis intéressée au plomb. Le plomb, c’est un peu ce bon vieux produit familier que tout le monde connaît (y compris dans des expressions populaires : ne dit-on pas qu’il faut mettre du plomb dans la tête des enfants négligents ?) et dont nous savons pourtant qu’il est dangereux pour la santé.
J’ai essayé de comprendre cette énigme historique : comment a-t-on encouragé, à partir de l’ère industrielle, la fabrication et l’usage massif du plomb, en particulier dans la peinture en bâtiment, alors même que l’on savait parfaitement que cette substance était dangereuse ? D’où l’expression que j’ai employée de « poison légal » pour désigner une substance que l’on sait toxique pour la santé humaine, animale et pour l’environnement et dont on tolère cependant (et dont on encourage même) le développement sur le marché. Il y a beaucoup de poisons légaux, aujourd’hui comme hier, que l’on pense à l’amiante pendant le XXe siècle, aujourd’hui au glyphosate ou aux « polluants éternels ». Dans quelle mesure les sociétés contemporaines s’accommodent-elles de ces « poisons légaux » ? C’est cette question historique qui m’intéresse. J’évoque ces recherches récentes dans un entretien avec Mathias Girel.
Comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux questions de santé et d’environnement dans votre parcours de recherche ?
Judith Rainhorn : J’ai fait ma thèse (soutenue en 2001) sur l’histoire comparée des migrations internationales en France et aux États-Unis. Cela m’a amenée à m’interroger sur le travail des migrants, qui sont le plus souvent engagés dans les secteurs les plus dangereux : j’ai rencontré la question de l’environnement de travail, des accidents et des maladies liées à l’activité professionnelle, en particulier dans l’industrie. C’est ainsi que, travaillant sur des espaces industriels comme Paris, New York ou encore le Nord de la France au XIXe siècle (mines, métallurgie, industrie textile, etc.), j’ai été confrontée à la question des usines toxiques, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’usine : quelles étaient (et quelles sont encore) les nuisances et les pollutions imposées aux travailleurs et travailleuses et aux populations vivant autour des usines ? Comment ces populations (ce sont souvent les mêmes) ont-elles réagi à l’égard de ces nuisances ? Quels acteurs et actrices se sont mobilisés sur ces enjeux de santé et d’environnement urbain ? Comment comprendre l’alternance de phases de visibilité et de périodes d’invisibilité de la question des pollutions dans le débat public ? Voilà, en vrac, les questions qui guident mes recherches aujourd’hui.
Comment intégrez-vous ces problématiques aux enseignements que vous dispensez à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ?
Judith Rainhorn : Il me semble fondamental de transmettre les résultats et, plus encore, les questionnements de la recherche en train de se faire au sein de mes enseignements. En licence, j’essaie de sensibiliser les étudiants et étudiantes à la non-linéarité des chronologies : je pense qu’il faut se défaire de l’idée selon laquelle il y a un « progrès » général depuis le XIXe siècle des savoirs, des mobilisations populaires, de la législation protectrice au travail et dans l’environnement. C’est une idée très rassurante, car on a l’impression qu’on va vers une amélioration constante, qu’on est maintenant très conscient collectivement des dangers portés par certains produits ou procédés et que, par conséquent, tout va mieux. Et pourtant ! Les processus se répètent, comme on le voit avec les toxiques contemporains qui restent en circulation alors que l’on connaît leur dangerosité (pesticides, produits ménagers, particules fines de diesel, etc.). Pourquoi reconstruit-on le toit de Notre-Dame de Paris en plomb, alors que l’on sait que l’incendie de 2019 a produit un nuage toxique sur une partie de la capitale et que l’usage du plomb sur le chantier de reconstruction de la cathédrale met aujourd’hui en danger les ouvriers qui y travaillent ? J'essaie de faire varier les formes de restitution des savoirs acquis par les étudiants au cours des enseignements, en leur proposant de réaliser des podcasts audio ou des capsules vidéos sur des sujets touchant à l'histoire de la santé.
En master et en doctorat, il convient de former les jeunes chercheurs et chercheuses aux développements récents de l’historiographie sur les questions de santé et d’environnement, et ils sont nombreux depuis vingt ans. C’est très stimulant !
Dans quelle mesure pensez-vous que l’histoire peut contribuer à la réflexion sur les grands enjeux sanitaires et environnementaux contemporains ?
Judith Rainhorn : Dans la multiplicité des disciplines qui se saisissent des enjeux sanitaires et environnementaux, l’histoire a un rôle particulier à jouer. En donnant de la profondeur chronologique à la réflexion, l’histoire permet de comprendre l’origine des phénomènes contemporains, les processus de construction des équilibres (ou des déséquilibres) entre les acteurs. Faire l’histoire longue du rapport au corps permet de mettre en lumière les phénomènes de médicalisation des sociétés depuis deux ou trois siècles et de questionner la comparaison entre des espaces sociaux et géographiques différents. Étudier sur le temps long le développement de l’institution hospitalière par exemple, Foucault l’a montré en son temps, est fondamental pour comprendre la place que cet espace de soins a pris dans la société contemporaine et la gravité du désinvestissement actuel de l’État dans un certain nombre de pays marqué par des politiques de libéralisation de la santé. En bref, l’histoire apporte de la complexité à la réflexion, ce qui est toujours précieux.
Quelle place accordez-vous à l’interdisciplinarité et au travail collectif dans votre pratique de recherche ?
Judith Rainhorn : On est toujours plus intelligent à plusieurs ! En confrontant les points de vue, on enrichit considérablement les perspectives et les enjeux sanitaires et environnementaux sont nécessairement pluridisciplinaires. Les questions de santé et d’environnement sont très largement travaillés par des sociologues, des philosophes, des politistes, des juristes, etc., sur des objets communs. Par exemple, la question des pollutions a d’abord été abordée par les sociologues, les économistes et les géographes qui ont décrit les pollutions contemporaines, avant qu’on ne s’intéresse à la construction du droit en la matière, puis que les historiens et historiennes s’intéressent enfin à la construction de la pollution comme question publique et aux débats et mobilisations sur les nuisances industrielles depuis la fin du XVIIIe siècle. L’interdisciplinarité doit également être tentée entre sciences humaines et sociales d’une part et médecine, biologie, pharmacie, etc., d’autre part. C’est un vrai défi, tant les cultures de travail sont différentes, mais c’est le plus souvent passionnant sur des objets comme la respiration, les addictions, ou encore l’alimentation, par exemple. C’est aussi l’objet de cette chaire de recherche de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Entretien réalisé par Léa Delmaire pour la Chaire Santé-SHS.
D’autres entretiens à venir sur > https://sante-shs.pantheonsorbonne.fr/entretiens
Le dernier ouvrage de Judith Rainhorn, Blanc de plomb. Histoire d'un poison légal, paru en 2019 aux Presses de Sciences Po, a reçu plusieurs prix, dont le Prix "Prescrire" 2020. Il a fait l'objet de nombreux comptes-rendus, notamment dans Le Monde des livres, Le Mouvement social, La Nouvelle revue du travail ou encore Lectures.