Roberta Garieri : une étude sur l’art et la mémoire
Roberta Garieri est docteure en histoire de l’art contemporain de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheuse associée à l’HiCSA. Elle a soutenu sa thèse en décembre 2024 pour laquelle elle a obtenu le IIe Prix Silvana Vassallo.
Pouvez-vous nous présenter votre parcours universitaire ?
J’ai commencé mes études en 2007 à l’Université de Bologne, où j’ai réalisé une Licence en Littérature. J’ai ensuite poursuivi un Master en Arts Visuels et Études Curatoriales à la Nuova Accademia di Belle Arti de Milan. C’est à ce moment que j’ai effectué mon premier déplacement à Santiago du Chili dans le cadre des recherches pour mon mémoire. En 2017, j’ai intégré le doctorat à l’Université Rennes 2 sous la direction de la Professeure Elvan Zabunyan. Mon parcours doctoral s’est enrichi de plusieurs séjours à l’étranger, notamment à l’Université du Chili et à la Bibliotheca Hertziana à Rome, où j’ai pu développer une pratique de recherche fondée sur l’archive, les déplacements et l’observation de terrains multiples. Plus tard, j’ai rejoint l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne pour finaliser ma thèse, soutenue en 2024. Aujourd’hui, ce parcours témoigne d’une volonté constante de comprendre les pratiques artistiques au plus près de leurs contextes, de leurs histoires et des personnes qui les font exister.
Sur quoi portent vos travaux de recherche ? Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur ce sujet ?
Ma thèse porte sur les relations entre arts visuels et politiques de la mémoire au Chili depuis la fin des années 1960. Mon approche combine l’analyse des œuvres, la consultation d’archives et un travail de terrain, afin de saisir la manière dont les pratiques artistiques participent à la construction, à la contestation et à la transmission des récits historiques.
J’ai choisi de travailler sur ce sujet parce que la question de la mémoire au Chili se manifeste avec une intensité « inquiète ». Les œuvres que j’ai rencontrées m’ont montré que l’art pouvait devenir un lieu où l’histoire se conteste et se réactive. Ce sujet s’est imposé naturellement, car il réunit ce qui guide ma recherche, c’est-à-dire l’attention aux voix écartées, la nécessité de comprendre les contextes, et la conviction que l’art peut éclairer les zones d’ombre des récits officiels. Travailler sur ce thème, c’est pour moi reconnaître la valeur politique et humaine de ces mémoires, et la nécessité de les transmettre.
Vous avez mené vos recherches sur le terrain, au Chili, pouvez-vous nous parler de cette expérience et de ce qu’elle vous a apporté dans le cadre de votre thèse ?
Mes recherches au Chili ont été une étape déterminante dans la construction de ma thèse. Le fait de m’immerger dans le contexte, d’apprendre et de maîtriser l’espagnol, m’a permis d’accéder aux archives, aux œuvres, mais surtout aux personnes – artistes, chercheur·e·s, témoins – dont les récits ont donné une dimension humaine et sensible à ma recherche. Être sur place signifiait rencontrer une mémoire vivante, plurielle, parfois douloureuse, et comprendre de manière concrète les tensions sociales, politiques et culturelles qui traversent encore le pays.
Ce type de travail demande également un effort constant de déconstruction, la capacité d’accueillir les récits avec empathie, et un profond respect envers les expériences, les silences et les vulnérabilités partagées. Le terrain m’a appris à écouter autrement, à douter de mes certitudes, et à ajuster mes outils d’analyse face à la complexité des mémoires rencontrées.
Vous avez travaillé sur une zone géographique et un contexte différents, marqués par des expériences nouvelles. En tant que chercheuse européenne, comment avez-vous appréhendé ces recherches ?
Approcher un contexte marqué par des mémoires douloureuses demande une attention à sa propre position. Lors de mon premier séjour de recherche au Chili en 2014, j’étais surtout portée par la curiosité et l’enthousiasme, sans encore mesurer l’ensemble des dynamiques et des asymétries que ce type de terrain implique. Lors de mon second séjour en 2019, j’ai pris conscience de ces enjeux de manière beaucoup plus nette. J’ai compris que travailler sur une histoire située ailleurs exigeait non seulement une vigilance méthodologique, mais aussi une responsabilité éthique. Dans un contexte où l’extractivisme des savoirs reste très présent, c’est-à-dire la tendance à prélever des récits, des expériences ou des archives sans en assumer les implications relationnelles, je tenais à éviter toute posture de ce type.
C’est ce qui m’a conduit à développer une manière de travailler fondée sur l’écoute, la relation et le respect : prendre le temps d’apprendre la langue, de comprendre les contextes, de dialoguer avec les artistes, les chercheur·e·s et les témoins, et d’avancer avec prudence et sensibilité.
Au fond, ces recherches m’ont appris que la distance est un point de départ, car elle oblige à se déplacer, à se décentrer, et à assumer pleinement la dimension éthique de toute démarche qui engage des mémoires blessées. Pour moi, cela signifie tenter de construire un savoir qui n’extrait pas, mais qui circule, qui relie et qui reconnaît les histoires qui lui permettent d’exister.
Vous avez reçu le IIe Prix Silvana Vassallo en septembre dernier. En quoi ce prix est-il important pour vous et pour votre travail de recherche ?
Ce prix a été un moment important pour moi, d’autant plus qu’il est décerné en Italie, le pays où j’ai commencé mes études. Lorsque j’ai débuté mes recherches sur l’art contemporain latino-américain, ce champ était encore peu développé. C’est dans ce contexte que j’ai décidé de poursuivre mon travail en France, où les approches critiques, féministes, postcoloniales et décoloniales étaient déjà plus consolidées. La rencontre avec la professeure Elvan Zabunyan a été déterminante dans ce parcours.
Recevoir aujourd’hui un prix italien pour une recherche menée entre l’Europe et l’Amérique latine a donc une signification particulière. Cela montre que des thématiques autrefois perçues comme lointaines dans le contexte académique italien – celles de la mémoire, des circulations transnationales ou des dictatures en Amérique latine – trouvent désormais un écho et une reconnaissance croissante.
Sur le plan scientifique et personnel, ce prix représente un encouragement précieux car il me confirme la pertinence de ces recherches, leur portée internationale, et l’importance de continuer à construire des ponts entre les contextes académiques.
Qu’envisagez-vous pour la suite, quels sont vos projets ?
Je poursuis actuellement mes activités d’enseignement à la Nuova Accademia di Belle Arti de Rome, tout en travaillant à la rédaction du livre issu de ma recherche doctorale et qui sera publié en 2026. Parallèlement, je prépare une résidence à l’Académie de France à Rome – Villa Médicis, où je serai accueillie en 2026 grâce à la bourse Daniel Arasse pour travailler sur l’histoire culturelle de l’Institut Italo-Latino-Américain.
Pour la suite, j’aimerais continuer à évoluer à l’interface entre le monde académique et celui de l’art contemporain, en développant des projets qui articulent recherche, transmission et collaborations avec artistes et institutions culturelles. Je souhaite également poursuivre ce travail de tissage transatlantique, en favorisant des échanges entre l’Europe et l’Amérique latine. Les prochains mois seront donc consacrés à ces projets en cours, tout en restant ouverte aux nouvelles pistes qui pourront enrichir et prolonger ce travail.
À propos de la thèse de Roberta Garieri : Intitulé de la thèse : « Memorias inquietas. Arts visuels et politiques de la mémoire au Chili depuis 1968 ». Laboratoire de rattachement : HiCSA : Histoire culturelle et sociale de l'art (UR 4100). École doctorale de rattachement : École doctorale d’Histoire de l’art. Directrice de thèse : Elvan Zabunyan professeure en histoire de l’art contemporain à l’HiCSA.