Comment faire face aux instrumentalisations de l’histoire ?
Le colloque « Faire face aux instrumentalisations de l’histoire » a été organisé à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne à l’occasion des vingt ans du Comité de Vigilance face aux Usages de l’Histoire (CVUH) les 3 et 4 octobre 2025.
Le Comité de Vigilance face aux Usages de l’Histoire (CVUH)
Le CVUH est une association qui rassemble historiens, historiennes, enseignants, enseignantes et universitaires autour des usages publics de l’histoire. Créé en 2005, le CVUH s’est formé dans un contexte de marginalisation de la science historique au profit du politique et en réaction à une actualité politique sur la question des rapports entre mémoire collective, écriture de l’histoire, enseignement et engagement. À la suite des débats sur la loi Taubira en 2001qui visait à reconnaître la traite négrière comme un crime contre l’humanité, des députés ont proposé un projet de loi, dite loi Mekachera, le 23 février 2005, visant à instaurer dans les programmes scolaires l’enseignement du « rôle positif de la présence française outre-mer, en particulier en Afrique du Nord ». Les membres du CVUH ont revendiqué le retrait de cette loi car elle remettait en cause l’autonomie de la recherche et de l’enseignement historique. Le CVUH a été créé le 17 juin 2005 autour de Gérard Noiriel, Michèle Riot-Sarcey et Nicolas Offenstadt à partir d’un manifeste affirmant le « rapport étroit entre la recherche historique et la mémoire collective, mais ces deux façons d’appréhender le passé ne peuvent pas être confondues. S’il est normal que les acteurs de la vie publique soient enclins à puiser dans l’histoire des arguments pour justifier leurs causes ou leurs intérêts, en tant qu’enseignants-chercheurs nous ne pouvons pas admettre l’instrumentalisation du passé ». Ce manifeste insiste sur les enjeux de mémoire et de nécessité d’action collective.
« Aujourd’hui, les journées organisées dans le cadre des vingt ans du CVUH, dans un lieu ancestral d’histoire qu’est la Sorbonne expriment toujours ce désir d’ouverture et de pensée critique. C’est pourquoi elles ont été conçues dans un format : de la table ronde, propice à l’échange » a introduit Natacha Coquery, présidente du CVUH.
Préserver l’histoire des usages politiques
Le colloque est soutenu par l’université dans le cadre de son appel à projet Sorb’rising. Intitulé « Vingt ans d’histoire publique » il est porté par Fanny Madeline maîtresse de conférences en histoire à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et le LAMOP. L’objectif était de proposer des discussions autour des enjeux et des dynamiques de ces vingt dernières années dans deux domaines : l’enseignement de la primaire à l’université et l’espace public. Les deux journées ont été pensées autour de huit thèmes à l’interface des controverses actuelles et de publics divers. Les interventions ont abordé les enjeux politiques, écologiques, les médias, l’enseignement, l’histoire publique… dans un contexte français mais aussi dans une perspective internationale.
Trois questions à Fanny Madeline, maîtresse de conférences à Paris 1 Panthéon-Sorbonne :
Quels étaient les principaux objectifs du colloque « Faire face aux instrumentalisations de l’histoire » ?
Fanny Madeline : L'objectif du colloque était de réfléchir ensemble à la manière dont l'histoire a été manipulée dans l'espace public ces vingt dernières années. Depuis la «crise » des lois dites « mémorielles » des années 2001-2005, qui a vu la naissance de plusieurs associations d'historiennes et d'historiens dont le CVUH pour lutter contre des lois qui tentaient d'imposer une version officielle de l'histoire et notamment de la colonisation française, à l'encontre des recherches scientifiques, l'histoire n'a cessé de faire l'objet d'instrumentalisations politiques de tout ordre. La montée de l'extrême droite en Europe et dans le monde, qui s'appuie sur la falsification des discours historiques et la réactivation d'un roman national, a suscité des réactions de la part du monde historien français et européen. Le colloque avait pour but de rassembler les différent-es actrices et acteurs qui sont intervenus dans l'espace public pour défendre l'histoire comme discipline scientifique et la connaissance historique dans sa forme stabilisée par un consensus autour des procédés de vérification et de production des faits. Par ailleurs, depuis 20 ans ont également émergé des formations d'histoire publique, un peu partout dans le monde, chargées de former les étudiant-es en histoire à la médiation historique pour répondre à la demande sociale de patrimonialisation du passé. En rassemblant les responsables de plusieurs de ces formations, il s'agissait de réfléchir à la dimension critique de ces formes de transmission historique ainsi qu'aux supports par lesquels passent désormais les savoirs mais aussi beaucoup de contre-vérités. Le colloque visait aussi à réfléchir aux formes d'actions communes à envisager pour continuer à défendre collectivement les savoirs historiques, mis en danger par le trumpisme ambiant qui n'épargne pas les politiques européennes.
Le colloque était organisé autour de huit tables rondes. Pouvez-vous nous donner les grandes thématiques qui ont été discutées au cours de ces échanges ?
Fanny Madeline : La première table ronde visait à discuter des différents moments de tension entre la production historique et ses instrumentalisations au service de causes politiques ou idéologiques, en France et dans le monde. Il a été question des usages de l'histoire lors de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, et notamment le fameux discours de Dakar, mais aussi des débats autour de la parution de l'histoire mondiale de la France en 2017. La manière dont Vladimir Poutine a instrumentalisé l'histoire et notamment l'histoire scolaire a été présenté ainsi que les rapports entre l'histoire et le pouvoir chinois, pour donner deux cas extrêmes où il n'y a pratiquement plus d'espace pour une histoire qui ne serait pas l'histoire officielle du régime. La deuxième table ronde avait pour but de discuter la manière dont la colonialité fait toujours obstacle dans le débat public, même lorsqu'il s'agit d'affirmer des faits établis par les historiens. Le traitement médiatique de Jean-Michel Apathie qui comparait les massacres coloniaux avec ceux de la wehrmacht a bien montré à quel point l'espace médiatique français n'est toujours pas capable de faire de la place aux savoirs historiques établis lorsqu'ils concernent la question coloniale. La troisième table ronde consacrée au rôle de l'histoire dans la conscientisation au défi climatique a fait le constat que les historien-nes sont particulièrement démunis face aux discours produits pour invisibiliser voire nier le changement climatique. Les conséquences de l'industrialisation et des choix productivistes sont connus depuis longtemps mais les énoncer ne suffit pas à faire changer la trajectoire. La fin de la première journée s'est achevée sur une discussion autour de la question des commémorations et des retours d'expériences des historien-nes par rapport à leurs interventions dans un espace médiatique qui leur est défavorable.
La deuxième journée s'est ouverte sur une discussion autour de la manière dont l'histoire publique était enseignée en France et les enjeux de la formation critique de ces étudiant-es qui seront sollicité-es pour servir un discours. Ensuite a été abordée la question du roman national, la manière dont il se diffusait dans les réseaux sociaux, les différentes formes qu'il revêtait. Comment lutter contre les fictions et les simplifications visant à susciter l'adhésion patriotique sans pour autant renoncer à la puissance de la forme du récit. La table ronde sur l'école a abordé plusieurs sujets, notamment la question des programmes et la manière dont ils sont en phase avec les enjeux sociaux, mais aussi la manière dont les classes sont travaillées par les questions d'actualité et le rôle des enseignant-es dans le « refroidissement » des questions chaudes, tout en devant lutter contre un discours médiatique défavorable dénonçant de supposées démissions face à l'enseignement de la Shoah, dans des territoires soi-disant « perdus ». Enfin la table ronde conclusive visait à mettre en avant les lieux non académiques dans lesquels les historiens ont pu s'investir ces dernières années : festivals, podcast, sociétés savantes locales, espace médiatique pour s'approprier eux-mêmes les modalités et les contenus de la diffusion de leurs savoirs, peut-être sans s'imposer le défi de capter les spectateurs du Puy du Fou.
Enfin, quelles ont été les conclusions de cet événement et quelles sont les prochaines échéances autour du projet ?
Fanny Madeline : La conclusion de cet événement est qu'il nous faudrait un lieu collectif pour rassembler les nombreuses initiatives historiennes pour faire sortir l'histoire du monde académique et la rendre plus accessible au plus grand nombre. Il a été suggéré que plutôt que de faire un « puy du fou de gauche », les énergies et les investissements devaient plutôt se concentrer pour inventer un espace d'interaction et d'échange entre monde universitaire, école, société civile, monde de l'art et du spectacle. Une « maison de l’histoire », qui serait à la fois un amphithéâtre, des ateliers, des studios de podcast ou même de télévision, un lieu pour une auto-production d'une histoire engagée dans la société, productrice de savoirs populaires.
Le replay vidéo du colloque sera visible prochainement sur Sorbonne TV